vendredi 23 avril 2010

Economie. Changer de cap.



La croissance n’est ni bonne ni mauvaise, assure Isabelle Cassiers.
Tout dépend de son contenu.
Poursuivre la croissance pour la croissance apparaît donc aujourd’hui comme un non-sens écologique et humain.
Il s’agit désormais de se doter de nouveaux outils, non plus pour encourager les activités marchandes, toutes catégories confondues, mais pour encourager les activités qui «font sens».

Isabelle Cassiers (1)

(Cette contribution, qui a fait l’objet d’une première publication
dans la Revue Nouvelle en mars 2009 (n°3, pp. 53-61),
est présentée sur ce blog en trois parties, dont voici la deuxième.
Les titre, chapeau et intertitres sont de la rédaction.)

On l’a vu, les raisons sont nombreuses de douter de la capacité de la croissance économique — telle qu’elle se poursuit et telle qu’elle se mesure — à nous rendre globalement et collectivement plus heureux ou satisfaits de notre vie.
Pourtant, il ne se passe pas un jour sans que les médias, les gouvernements, les grandes institutions ne mentionnent le caractère indispensable de la croissance, au nom du bien-être de tous. Comment a-t-on pu arriver à une telle confusion?

Croissance du PIB: un objectif historiquement daté

Le PIB est un concept auquel correspond un chiffre. La croissance économique se réfère à l’augmentation de ce chiffre d’une année à l’autre. Ce chiffre est obtenu sur la base de conventions comptables, et toute convention est toujours discutable, car elle simplifie la réalité pour en faciliter l’appréhension.
La comptabilité nationale a été établie au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Les conventions retenues reflètent les croyances et connaissances d’une époque ainsi que l’état des rapports sociaux et des compromis politiques au moment de sa constitution. En deux générations, bien des choses ont changé.
Après la profonde dépression des années trente et son cortège de chômage, après quatre années de guerre durant lesquelles l’économie s’était désarticulée et la majorité de la population avait eu faim, les Européens aspiraient au bien-être matériel. Les États-Unis, triomphants, souhaitaient encourager l’économie de marché et détourner les progressistes d’Europe de toute tentation communiste.
Les syndicats ouvriers semblaient disposés à renoncer à une opposition au régime capitaliste pour faire croître le «gâteau économique», pour autant qu’ils en obtiennent constamment une bonne part. Des pactes sociaux furent scellés.
Simultanément, la révolution keynésienne avait modifié la pensée économique dominante: la dépression n’avait-elle pas démontré que le libre fonctionnement des marchés ne conduisait pas au plein-emploi? Même en économie de marché, il incombait à l’État d’assumer un certain pilotage de l’activité économique.
Pour piloter, il fallait un tableau de bord. La comptabilité d’entreprise en fournit la base logique. La production nationale fut représentée comme un grand circuit reliant les entreprises aux consommateurs, en transitant si nécessaire par l’État, une sorte de système sanguin dont le fluide serait la monnaie. C’était un choix correspondant à un contexte: à la même époque, les économies dirigées mettaient en place un autre système comptable basé sur les besoins de la planification et l’absence de marché.

Croissance du PIB: un objectif aujourd’hui inapproprié

Le contexte de l’époque explique aisément certaines conventions adoptées par la comptabilité nationale, qui dérangent aujourd’hui.
On dénonce fréquemment le fait que le PIB ignore les activités domestiques ou bénévoles: seuls les légumes échangés sur un marché sont inclus dans le PIB, alors que les légumes de nos jardins ont tout autant voire plus de saveur et de valeur nutritive.
Mais en 1945, c’est bien l’activité marchande qu’il s’agissait de remettre sur pied et de soumettre éventuellement à une régulation étatique.
Autre critique: la comptabilité nationale ne prévoit pas de soustraire du PIB les dommages causés à l’environnement: la production et la consommation de charbon sont comptées à leur valeur marchande, comme la production et la consommation d’énergie solaire, sans égard pour l’impact sur l’atmosphère. Rien d’étonnant à cela: la prise de conscience de la question écologique est beaucoup plus récente que l’invention du PIB.
Plus fondamentalement encore, les pères fondateurs de la comptabilité nationale n’imaginaient pas que cet outil de mesure de l’activité marchande soit utilisé pour évaluer le bien-être (2).
La croissance exceptionnelle du PIB pendant les Trente glorieuses releva considérablement les niveaux de vie matérielle et permit le financement de systèmes de protection sociale étendus. Pendant cet «âge d’or», l’organisation économique et sociale s’est développée sur un postulat de croissance permanente.
Quelques voix se firent bien entendre pour crier Halte à la croissance (1970), mais elles furent étouffées par les chocs pétroliers, la montée du chômage, le creusement des déficits publics. Pendant les trente années suivantes les gouvernements, encouragés par les grandes institutions, tentèrent sans relâche de renouer avec la croissance du PIB, mais celle-ci devint plus explicitement problématique: atteinte des limites écologiques, montée des inégalités réduisant sa légitimé, destruction de plus en plus flagrante de certains aspects de la qualité de vie, comme nous l’avons vu ci-dessus.
Peut-on se passer de croissance? Faut-il prôner la décroissance? Ces questions semblent mal posées (3). Il ne s’agit pas de repartir en arrière, ni même d’arrêter la course, pour se maintenir dans un état stationnaire. Il s’agit plutôt de faire le tri entre des activités qui servent l’humanité et la planète et d’autres qui leur sont nocives. Or les critères de la comptabilité nationale ne le permettent pas. (4)

Isabelle Cassiers

(1) Professeur à l’UCL et chercheur qualifiée du FNRS, Isabelle Cassiers est aussi membre de l’Institut pour un développement durable (IDD) et du Forum pour d’autres indicateurs de richesse (FAIR ).
(2) Voir Isabelle Cassiers «Comptes et légendes, les limites de la comptabilité nationale», Reflets et perspectives de la vie économique, 1995, XXXIV - 6, repris dans Problèmes économiques, 1996, n° 2467. Voir surtout le remarquable livre de F. Fourquet, Les comptes de la puissance, histoire de la comptabilité nationale et du plan, 1980, et plus récemment, les travaux de D. Meda, P. Viveret et divers auteurs mentionnés ci-dessous.
(3) S. Latouche, auteur le plus connu du mouvement de la décroissance, reconnaît lui-même que le mot « décroisssance » n’est qu’un slogan, et que l’idée appropriée serait plutôt celle d’«a-croissance».
(4) Pour suivre (sous réserve d’éventuelles modifications de dernière minute) :
. «Economie. Ce qui compte et ce que l'on compte.» (Isabelle Cassiers et Géraldine Thiry),
. «Economie. Dégrippons la boussole!» (Isabelle Cassiers)...

1 commentaire:

  1. Très chouette blog que je découvre à l'instant. Je comptais publier le même genre d'article sur mon blog...

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