mercredi 28 avril 2010

Economie. Dégrippons la boussole !

Pas simple, sans doute, de détrôner le sacro-saint Produit Intérieur Brut. Selon Isabelle Cassiers, l’exercice est néanmoins indispensable. Et pour cause. Il s’agit ni plus ni moins de réorienter nos sociétés vers un objectif qui, si possible, fasse sens, ou, au minimum, soit viable…

Isabelle Cassiers (1)

Cette contribution a fait l’objet d’une publication dans la Revue Nouvelle
en mars 2009 (n°3, pp. 53-61).
Elle est présentée sur ce blog en trois parties, dont voici la dernière.
Les titre, chapeau et intertitres sont de la rédaction.

Depuis soixante ans, le PIB sert de référence à de nombreux niveaux: comparaisons internationales, évaluation des politiques économiques, octroi de crédits par les grandes institutions internationales, projections pour l’avenir et guidance des politiques économiques et sociales. Il est devenu très médiatisé grâce à la simplicité d’un chiffre unique qui monte (et l’on se réjouit) ou qui descend (et l’on s’inquiète). Le détrôner n’est donc pas simple.
C’est néanmoins indispensable, s’il s’agit de réorienter nos sociétés vers un objectif qui, si possible, fasse sens, ou au minimum soit viable.
Prenons une analogie: la réforme de programmes scolaires. Comment faire croire aux élèves et au corps enseignant que les objectifs de la formation sont désormais la participation créative, la réflexion personnalisée, l’initiative et l’esprit d’équipe si l’évaluation reste organisée sous forme d’examens individuels qui ne requièrent que la mémorisation de textes ou de méthodes imposés? Le mode d’évaluation révèle implicitement les objectifs de la formation. De la même manière, la recherche actuelle d’indicateurs alternatifs au PIB peut être comprise comme une approche pragmatique d’une redéfinition des objectifs de nos sociétés.
Détrôner le PIB est certainement difficile, mais on ne part pas de rien (2).
Dès les années soixante, des recherches visaient à compléter le PIB, jugé trop exclusivement économique, par des indicateurs sociaux.
Vinrent ensuite, par vagues successives ou entremêlées, des indicateurs de satisfaction de vie, d’impact environnemental et d’insécurité d’existence.
Certains sont très connus.

Indicateur de développement humain

Ainsi, l’indicateur de développement humain (IDH), adopté par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) en 1990, associe dans un indice unique trois composantes: le PIB par habitant, un indice de longévité et un indice d’éducation. Son adoption par l’ONU et la publication annuelle des valeurs de l’indicateur pour cent septante-huit pays constituent une étape importante dans la réflexion sur le développement, mais laissent encore des motifs d’insatisfaction. Les questions environnementales ne sont pas prises en compte, ni celles des inégalités. Compléter le PIB par deux autres indices sans le réviser en profondeur ne résout pas le problème de la présence en son sein d’activités nuisibles ou non désirables. Peut-on accepter que figure au titre de développement humain la production de biens réputés nocifs pour la santé ou destructeurs du lien social?

Empreinte écologique

Rompant radicalement avec l’idée d’une mesure par l’évaluation du marché, un autre indicateur très médiatisé, l’empreinte écologique, propose depuis 1994, de mesurer l’impact des activités humaines sur l’écosystème en termes d’hectares globaux. Le grand mérite de cet indicateur est de montrer de manière explicite l’impossibilité de poursuivre notre mode de développement actuel, puisque l’empreinte écologique de l’humanité ne cesse de croître, a franchi en 1986 les limites des capacités de la planète et les surpasse aujourd’hui de 30 %.
Mais contrairement à l’IDH, sa vocation n’est pas de remplacer le PIB: il n’indique que les limites écologiques de notre activité.

Indicateur de bien-être économique durable

Faut-il tenter de réunir en un seul indicateur des matières aussi diverses que le niveau de vie matérielle, la santé, l’éducation, le respect de l’environnement, la restriction des inégalités, l’emploi de qualité, l’appréciation subjective du bien-être? Certains estiment que l’entreprise est impossible et qu’il vaut mieux établir des tableaux de bord plus nuancés (3). Cette position comporte toutefois un risque: on ne détrônera pas un chiffre unique très médiatisé par une multiplicité d’informations certes plus nuancées, mais peu utilisables par les médias.
C’est pourquoi d’autres explorent encore la voie d’un indicateur synthétique, tel que l’Indicateur de bien-être économique durable dont la valeur a été estimée pour la Belgique (4). Celui-ci part de la consommation privée et des dépenses publiques, en retranche les coûts environnementaux et sociaux, y ajoute une estimation de la valeur du travail bénévole et domestique et corrige l’ensemble pour tenir compte des inégalités.
Une version ultérieure de cet indicateur s’est donné le nom plus ambitieux de Progrès véritable. Si la définition implicite du progrès qu’il véhicule est beaucoup plus nuancée que celle du PIB, il ne fait pas nécessairement l’unanimité : peut-on trouver un consensus sur le contenu d’un «progrès véritable»?

Une question qui mérite débat

Ces questions ont été mises à l’agenda de nombreuses organisations et institutions, notamment l’OCDE (5).
Elles ont également été confiées à une Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social présidée par le prix Nobel d’économie J. Stiglitz.
Elles sont tout aussi passionnantes que difficiles: derrière chaque question de méthode (comment additionner des pommes et des poires, comment évaluer certaines composantes du bien-être individuel ou du progrès sociétal, par quoi remplacer l’évaluation par le marché de la valeur des biens et services?) se cachent d’inévitables prises de position normatives qui méritent un débat démocratique.
C’est pour cette raison que s’est créé le Forum pour d’autres indicateurs de richesse (FAIR) (6): s’il est bon que des experts examinent les diverses orientations envisageables pour la création de nouveaux indicateurs, il semble indispensable qu’un débat démocratique, aussi large que possible, permette aux partis politiques, aux interlocuteurs sociaux, aux ONG et aux simples citoyens de faire entendre leur propre conception du bien-être et du progrès. (7)

Isabelle Cassiers

(1) Professeur à l’UCL et chercheur qualifiée du FNRS, Isabelle Cassiers est aussi membre de l’Institut pour un développement durable (IDD) et du Forum pour d’autres indicateurs de richesse (FAIR ).
(2) La suite de cet article est inspirée de réflexions partagées avec Géraldine Thiry, dont la thèse de doctorat en cours (UCL-IRES) est consacrée aux indicateurs alternatifs au PIB. Une bibliographie importante se développe sur ces questions.
Voir l’excellent livre de J. Gadrey et Fl. Jany-Catrice, Les nouveaux indicateurs de richesse, 2005 et les sites renseignés dans les notes suivantes.
(3) C’est l’option prise en Belgique par le Bureau du Plan où l’équipe de N. Gouzée progresse dans l’élaboration d’une batterie d’indicateurs de développement durable.
(4) Brent Bleys, «Proposed Changes to the Index of Sustainable Economic Welfare : An Application to Belgium», Ecological
Economics, 2008, 64(4). D’autres indicateurs synthétiques semblent plus prometteurs (notamment celui d’Osberg
et Sharpe, Index of Economic Well-being), mais n’ont pas encore été calculés pour la Belgique.
(5) Voir notamment diverses rencontres et programmes sous les titres de «Mesurer et favoriser le progrès des sociétés» ou «Beyond GDP» (au-delà du PIB) dont on trouve les informations sur internet.
(6) Voir le manifeste de FAIR (
www.revuenouvelle.be/rvn_abstract.php3?id_article=1447) et le site www.idies.org/index.php?category/FAIR). En Belgique, on notera en ce sens l’intérêt du projet Wellbebe coordonné par l’Institut pour un développement durable (IDD) : «Vers des indicateurs théoriquement fondés et démocratiquement légitimes du bien-être en Belgique».
(7) En cas de difficulté technique, les commentaires à ce "message" peuvent également être envoyés (avec ou sans signature nominale et/ou adresse électronique) à engels_chr@yahoo.fr . Ils seront publiés sur ce blog dès que possible.

4 commentaires:

  1. Ce blog est intéressant mais je me pose quelques questions après avoir lu les derniers textes. S'il n'y a pas de bon indicateur, pourquoi ne pas en rester au PIB ? Changer, ne serait-ce pas beaucoup de difficultés pour rien ? Ce débat n'est-il pas trop éloigné de nos préoccupations quotidiennes ? Qu'y pouvons-nous, sauf laisser faire les intellectuels ?
    Yannick

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  2. Pourquoi Yannick lit-il ce blog s'il fait partie des gens qui n'ont pas compris que les réfflexions sur le croissance nous concernent tous et qu'elle peut s'appliquer dans la vie courante. Heureusement le monde aux conférences sur la décroissance et sur la simplicité volontaire (Serge Latouche, Isabelle Cassiers, Tim Jackson etcetera) montre que beaucoup de gens sont nettement plus citoyens.

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  3. Ces considérations de Isabelle Cassiers, qui font en fait l'éloge d'une croissance alternative, ne suffisent pas à répondre aux précédentes objections de Christian Arnsperger quand il décrivait la croissance du capitalisme comme une fuite en avant qui participe d'une certaine perversité parce qu'elle se nourrit de l'angoisse du consommateur et la renforce. L'IDH ou l'IBEED, c'est peut-être mieux que le PIB mais cela ne reste-t-il pas un pis-aller ? Est-ce une solution si on retient la perspective d'une optique bio-verte et anthropo-humaniste à long terme ? Merci.

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  4. Merci de ces réactions qui, toutes, me semblent poser la question du rapport de la croissance économique avec le quotidien et avec l'humain. Question qui sera justement abordée prochainement sur ce blog. Au risque de vous frustrer (très) provisoirement, je préfère donc me contenter de vous renvoyer aux messages sur la simplicité volontaire (en attendant ceux qui suivront à moyen terme sur le développement durable) et, pour le reste, de vous donner rendez-vous sous peu dans ces colonnes.
    Christophe Engels

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