vendredi 20 avril 2012

Reliance, déliance, liance: émergence de trois notions sociologiques.

La reliance.
Une idée
qui séduit
de plus en plus.
Mais dont on peut
se demander
si elle est toujours utilisée
à bon escient.
D'où l'intérêt
des judicieuses précisions
que nous apporte
le
«parrain»
de cette notion:

le (psycho)sociologue belge
Marcel Bolle de Bal
(1).
Adeptes
du métro, boulot, dodo,
s'abstenir!

Place, ici,
au psycho, socio, philo...


Marcel Bolle de Bal

Michel Maffesoli, grand adepte, utilisateur et diffuseur de la notion de «reliance» m’a demandé en tant que parrain de celle-ci, de rédiger un article de référence concernant la genèse et le contenu de ce concept à l’audience croissante.
Ce faisant, il songeait non seulement à ses collègues sociologues, mais surtout à ses étudiants et disciples amenés à recourir à l’usage de ce terme relativement neuf au sein de la panoplie de la langue sociologique.

C’est bien volontiers que je réponds à son amicale et pressante invitation.
Compte tenu des multiples échanges que j’ai eus à ce propos au fil des ans, j’estime indispensable de lier l’analyse du concept de «reliance» à celle de deux autres qui lui sont ontologiquement liées : «déliance» et «liance».
En fait –cela peut se constater à la lecture chronologique de mes écrits sur le sujet– la «re-liance» suppose l’existence préalable d’une «dé-liance» et celle-ci un état de «pré-déliance» que nous définirons alors comme le phénomène de «liance», séquence que je vais tenter d’expliciter ici.

DE LA RELIANCE

Pour étudier et comprendre la problématique du lien social dans la société contemporaine, le concept de «reliance», en particulier celui de «reliance sociale», me paraît de nature à éclairer, approfondir et synthétiser un grand nombre d’études particulières sur le sujet.

Notons au préalable l’existence d’une controverse scientifique sur la nature même de cette notion de «reliance»: s’agit-il d’une simple notion ou mérite-t-elle le titre de concept?
Michel Maffesoli, allergique à tout risque de rigidité herméneutique, accorde sa préférence à la première de ces qualifications.
Par ailleurs, dans le cadre d’une disputatio académique locale, un éminent collègue n’a pas hésité à aller plus loin, à refuser catégoriquement (et oralement) de reconnaître à la «reliance» la qualité de concept.
Personnellement, m’appuyant sur la définition du dictionnaire philosophique de Lalande, je persiste à considérer qu’en l’occurrence il ne s’agit certes pas d’un concept a priori, mais bien d’un concept a posteriori, de nature empirique, en l’occurrence «une représentation mentale générale et abstraite d’un objet» (Robert).

La reliance: émergence du concept

Pour cerner ce concept émergent, je vais tenter d’en situer l’origine, la définition, le contenu, avant d’en souligner la dimension sociologique et la spécificité...

Origine de la notion

Parrain de cette notion, dans la mesure où je ne l’ai point inventée, mais seulement enrichie, entretenue et développée, je me dois de lui reconnaître deux pères philologiques: Roger Clausse et Maurice Lambilliotte.
Car si cette notion apparaît relativement nouvelle, elle peut cependant se targuer d’une existence de plus d’un demi-siècle et d’une présence active de plus d’un quart de siècle.

A ma connaissance, le premier sociologue à avoir utilisé, et probablement créé le terme de «reliance» en français est Roger Clausse, dans son ouvrage «Les Nouvelles» (2).
Analysant le besoin social d’information, il en inventorie les diverses dimensions, et notamment la dimension psychosociale: «il est besoin psychosocial: de reliance en réponse à l’isolement» (3).
Le développement de l’information et de son support, le journal, tend à répondre à ce besoin.
Aussi, Roger Clausse distingue-t-il, au sein du complexe des fonctions sociales remplies par le journal, une fonction de «reliance sociale» qu’il définit comme suit: «rupture de l’isolement; recherche de liens fonctionnels, substitut des liens primaires, communion humaine» (4).

Information prise auprès de cet auteur, ce terme de «reliance» a été utilisé par lui comme synonyme de celui d’«appartenance»: le besoin de reliance étant dans son esprit une facette du besoin d’appartenance sociale («d’appartenir à une communauté dont on partage ou refuse le sort heureux ou malheureux»), la fonction de reliance sociale ne serait qu’une formulation originale, plus précise, de ce que Jean Stoetzel avait auparavant défini comme la fonction d’appartenance sociale ou, plus profondément peut-être, une synthèse de la fonction d’appartenance sociale et de la fonction psychothérapeutique de la presse (la reconstitution d’un équivalent des relations primaires détruites par la société de masse) mise en évidence par ce même Stoetzel (5).
Depuis lors, l’analyse de cette fonction de reliance a été étendue aux autres médias: radio, T.V., etc. (6)

Les sociologues des médias ne sont toutefois pas les seuls à avoir eu recours à ce néologisme.
Voici quelques décennies, un autre auteur belge a utilisé le même terme, mais dans un sens légèrement différent: Maurice Lambilliotte, dans son ouvrage «L’homme relié» (7).
Il lui donne une signification transcendantale, quasi religieuse: pour lui, la reliance est à la fois un état et un acte, «l’état de se sentir relié» (8), «un acte de vie… acte de transcendance par rapport aux niveaux habituels où se situe notre prise de conscience» (9).
«Mode intérieur d’être: … elle permet à tout individu de dépasser, en conscience, sa solitude» (10). La reliance à ses yeux est donc essentiellement du domaine de l’expérience intérieure, une quête de l’Unité de la vie.

Cette double émergence de la notion de «reliance», avant ma propre intervention, n’est pas le fruit du hasard, même si les deux «créateurs» du terme ne paraissent pas avoir agi de façon concertée. En fait, ils sont «reliés» par leur commune insertion forcée dans un système socio-scientifique à base de division et de «déliance» (la société de la foule solitaire) et aussi par une caractéristique convergente de leur conception de la reliance: la relier à l’homme, placer celui-ci au centre ou au départ du procès de reliance.

Premier élément de définition

Une telle conception, malgré les apparences, n’a rien d’une évidence.
Elle pourrait même être considérée comme réductionniste: les hommes ne sont pas les seuls à pouvoir être reliés, les idées et les choses – si elles avaient la parole – pourraient revendiquer un droit similaire (11).

Des idées peuvent être reliées : en son principe, la science vise à réaliser une telle reliance, à découvrir les relations cachées entre les faits, les choses et les phénomènes.
Certes la science occidentale dominante, issue des œuvres de Descartes, isole, sépare, divise pour connaître et comprendre.
Mais ce premier moment de la démarche scientifique –dont se contentent trop de chercheurs– n’a de sens que s’il est complété par une seconde démarche, celle qui vise à relier ce qui est isolé, séparé, disjoint, dé-lié.
Après l’étape de la science en miettes, doit venir celle de la science élargie, enrichie, recomposée… ce qu’Edgar Morin a théorisé dans son projet de revalorisation de la «pensée complexe» (12).
Depuis quelques années de nombreux efforts en ce sens ont vu le jour: la théorie des systèmes constitue un des lieux de leur cristallisation.
Edgar Morin, lui, essaie de la dépasser, de l’élargir encore, en élaborant une théorie de l’auto-organisation avec l’ambition de relier les trois éléments de la trilogie individu-société-espèce (13).

Des choses peuvent être reliées: deux villes par une route ou un chemin de fer, deux rives par une passerelle ou un pont, deux maisons par une ligne téléphonique, deux fleuves ou deux mers par un canal.
Reliance entre des choses, destinée à être utilisée par des hommes: il est frappant de constater que tous les exemples qui viennent spontanément à l’esprit relèvent du monde des transports et des communications (14).

Toutefois, afin d’éviter toute dilution du concept, nous avons, dans un premier temps, proposé de ne point en étendre l’application aux liaisons entre idées et entre choses, de le réserver aux relations dont l’un des pôles au moins est constitué par une personne humaine. En cela notre définition rejoignait et reliait celle de nos deux prédécesseurs.

Définition de la reliance

La «reliance» n’a jusqu’à présent droit de cité dans aucun lexique ou dictionnaire francophone (15), fût-il psychologique, sociologique ou philosophique (16).

A nous donc, faute de référence sémantique, de proposer une définition de ce terme.

Pour moi, en une première approche très générale, la reliance possède une double signification conceptuelle:
1. l’acte de relier ou de se relier: la reliance agie, réalisée, c’est-à-dire l’acte de reliance;
2. le résultat de cet acte: la reliance vécue, c’est-à-dire l’état de reliance.

Afin d’éviter le piège de la tautologie, il importe de préciser le sens du verbe «relier», tel qu’il sera utilisé dans le cadre de cette définition.

En effet, les dictionnaires classiques ne le définissent que par rapport à des choses ou à des idées.
Or j’ai déjà précisé que dans la perspective adoptée par notre équipe, il s’agit a priori d’un acte ou d’un état où au moins une personne humaine est directement concernée.
Ce qui nous a amenés à entendre par relier: «créer ou recréer des liens, établir ou rétablir une liaison entre une personne et soit un système dont elle fait partie, soit l’un de ses sous-systèmes».

Reliance et reliances

Dans le cadre de cette définition très globale, plusieurs hypothèses peuvent être envisagées, chacune correspondant à un type particulier de reliance:
- la reliance entre une personne et des éléments naturels: je peux vivre ma reliance au Ciel (par la religion notamment) , à la Terre (retrouver mes «racines») aux divers composants de notre Univers, et y puiser une dimension importante de mon identité; dans ce cas, l’on peut parler de reliance cosmique;
- la reliance entre une personne et l’espèce humaine: elle peut se réaliser notamment par les rites, les mythes, la prise de conscience de son insertion dans la longue évolution des systèmes vivants; dans ce cas l’on parlera de reliance ontologique ou anthropo-mythique;
- la reliance entre une personne et les différentes instances de sa personnalité: la quantité et la qualité des relations entre les pulsions du Ca, les exigences du Surmoi et le Moi en construction, entre le corps et l’esprit, entre le conscient, le subconscient et l’inconscient; ici, il s’agira de reliance psychologique;
- la reliance entre une personne et un autre acteur social, individuel (une personne) ou collectif (groupe, organisation, institution, mouvement social…): c’est la reliance sociale proprement dite, dont la reliance psycho-sociale (entre deux personnes) constitue à la fois un cas particulier et un élément de base.

Reste alors le cas des relations entre deux acteurs sociaux collectifs: elles pourraient aussi être définies, analysées, interprétées en termes de reliance sociale.
La définition retenue jusqu’à présent conduit à les exclure du champ recouvert –momentanément– par ce concept: les y inclure reviendrait à affaiblir le sens et l’intérêt de celui-ci, alors que la sociologie abonde en concepts et théories pour l’analyse de telles relations.

La reliance sociale

Dans le cadre de l’étude du lien social, la notion qui doit intéresser le sociologue au premier chef est évidemment celle de reliance sociale, c'est-à-dire de la reliance entre deux acteurs sociaux dont l’un au moins est une personne.

Les autres dimensions de la reliance sont toujours présentes, ne fût-ce que de façon sous-jacente, lorsqu’on traite de reliance sociale: tel est d’ailleurs un des intérêts de ce concept qui enrichit l’analyse des liens sociaux par l’évocation de leurs dimensions psychologiques, philosophiques et culturelles.

Par application des divers éléments précédemment réunis, je propose de définir comme suit la reliance sociale: «la création de liens entre des acteurs sociaux séparés, dont l’un au moins est une personne».

Cette définition générale n’est pas dictée uniquement par la prise en considération des spécificités du contexte sociologique contemporain (un système social au sein duquel les liens traditionnels ont été détendus, brisés, éclatés, une société de «déliance»), mais peut s’appliquer à tout acte ou état de reliance. (17)(18)

(A suivre)

Marcel Bolle de Bal

(1) Le (psycho)sociologue belge Marcel Bolle de Bal est professeur émérite de l'Université Libre de Bruxelles et président d'honneur de l'Association Internationale des Sociologues de Langue Française. Il a été consultant social (durant de nombreuses années), conseiller communal à Linkebeek, en périphérie bruxelloise (1965-1973, 1989-2000), lauréat du Prix Maurice van der Rest (1965). Il a signé plus de 200 articles et une vingtaine d'ouvrages, parmi lesquels...
. Les doubles jeux de la participation. Rémunération, performance et culture, Presses Interuniversitaires Européennes, Bruxelles, 1990;
. Wegimont ou le château des relations humaines. Une expérience de formation psychosociologique à la gestion , Presses Interuniversitaires Européennes, Bruxelles, 1998;
.
Les Adieux d'un sociologue heureux. Traces d'un passage, Paris, l'Harmattan, 1999;
. Le Sportif et le Sociologue. Sport, Individu et Société, (avec Dominique Vésir), Paris, l'Harmattan, 2001;
. Surréaliste et paradoxale Belgique. Mémoires politiques d'un sociologue engagé, immigré chez soi et malgré soi, Paris, l'Harmattan, 2003;
. Un sociologue dans la cité. Chroniques sur le Vif et propos Express, Paris, l'Harmattan, 2004;
. Le travail, une valeur à réhabiliter. Cinq écrits sociologiques et philosophiques inédits, Bruxelles, Labor, 2005;
. Au-delà de Dieu. Profession de foi d'un athée lucide et serein, Bruxelles,Ed. Luc Pire, 2007;
. Le croyant et le mécréant. Sens, reliances, transcendances" (avec Vincent Hanssens), Bierges, Ed. Mols, 2008.
(2) Roger CLAUSSE, Les Nouvelles, Bruxelles, Editions de l’Institut de Sociologie, 1963.
(3) Id., p. 9.
(4) Id., p. 22.
(5) Jean STOETZEL, Etudes de presse, 1951, pp. 35-41.
(6) Cfr. notamment Gabriel THOVERON, Radio et télévision dans la vie quotidienne, Bruxelles, Ed. de l’Institut de Sociologie, 1971, et Colette CALVANUS, Les mass-media au niveau de la religion bordelaise, Bordeaux, Thèse de doctorat, 1975.
(7) Maurice LAMBILLIOTTE, L’homme relié. L’aventure de la conscience, Bruxelles, Société Générale d’Edition, 1968.
(8) Id., p. 108.
(9) Id., p. 109.
(10) Ibid.
(11) Dans le langage courant, elles sont même les seules à se voir reconnaître ce droit : les dictionnaires, au verbe «relier» n’envisagent que l’assemblage de choses ou la mise en rapport d’idées.
(12)
Edgar MORIN, Introduction à la pensée complexe, Paris, ESF, 1990.
(13) Edgar MORIN, La Méthode.I. La Nature de la Nature Paris, Seuil, 1977, pp.55 et 105 ; voir aussi, plus récemment, Id., IV, Les Idées, leur habitat, leur vie, leurs mœurs, leur organisation , Seuil , 1994.
(14) En fait des choses peuvent être reliées sans qu’il s’agisse, au sens strict, d’un moyen de transport ou de communication pour les hommes : les pages d’un livre (mais l’on parle alors de reliure et non de reliance), les douves d’un tonneau, les points d’une figure géométrique. Relier, alors, est pris dans un sens légèrement différent.
(15) L
e terme existe en anglais, où il signifie «confiance, soutien, appui». Rien à voir donc, avec le sens que j’entends lui donner. Au moins directement. Car cet usage anglo-saxon contribue à mettre l’accent sur ce qui peut constituer un facteur important de reliance: la confiance, le soutien. Attention, néanmoins à toute assimilation hâtive, abusive, abusée par les apparences de ce faux frère.
(16) L
es équipes responsables de la rédaction de deux dictionnaires en gestation, l’un sur le vocabulaire sociologique, l’autre sur le vocabulaire psychosociologique ont exprimé l’intention d’y faire référence ( été 2001).
(17) Le contenu de ce message nous a été envoyé par l'auteur, que nous remercions. Il constitue la première partie d'un texte qui a déjà fait l'objet d'une publication: Bolle de Bal Marcel, Reliance, déliance, liance: émergence de trois notions sociologiques, in Sociétés 2003/2 (no 80), pp.99-131.
Le solde du texte original suivra. Le chapeau est de la rédaction.
(18) Pour suivre (sous réserve de modifications de dernières minutes): des messages consacrés
. à la reliance, à la déliance et à la liance (par Marcel Bolle de Bal),
. à la sociologie existentielle (par Marcel Bolle de Bal),

. au personnalisme (par Vincent Triest, Marcel Bolle de Bal...)....

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