jeudi 10 mai 2012

Utile, la reliance ?

Utile, la reliance?
Marcel Bolle de Bal (1) 
le pense.
Parce que ce concept 
joue un rôle-charnière.
Parce qu'il exerce 
une fonction interprétative. 
Et parce qu'il «permet 
de comprendre 
et de relativiser 
les divers désirs de reliance 
ainsi que leur dynamique».
Explications.

Marcel Bolle de Bal

J’espère avoir laissé entrevoir, dans le peu de place dont je dispose, la spécificité du concept de «reliance».
Reste à prouver son utilité. 
Je considère que celle-ci se marque dans trois directions: 
. épistémologique (il s’agit d’un concept-charnière), 
. heuristique (il permet de comprendre et d’interpréter les avatars contemporains du lien social), 
. prospective (il traduit une dynamique de créativité potentielle).

La reliance, concept-charnière: 
liens sociaux et liens scientifiques

L’intérêt épistémologique du concept de «reliance» et plus particulièrement de celui de «reliance sociale», me paraît résider dans le fait qu’il se situe à l’articulation d’au moins trois approches du lien social: une approche sociologique (la médiatisation du lien social et la création de rapports sociaux complémentaires), une approche psychologique (l’aspiration de nouveaux liens sociaux), une approche philosophique (les liens manifestes ou latents entre reliance et religion).
Or la sociologie existentielle qu’à la suite d’Edouard Tiryakian (2) je souhaite voir s’élaborer progressivement (3) suppose une ouverture vers des disciplines complémentaires trop souvent ignorées ou négligées : la philosophie et la psychologie notamment.

Ce que Jean Maisonneuve a écrit (4) à propos du concept «groupe de référence» me paraît applicable, mutatis mutandis, au concept de «reliance» : «il s’agit d’un concept charnière indispensable en psychosociologie, il permet de relier les situations collectives où l’individu est sans cesse immergé (au sein de tel groupe, près de tel compagnon) et les processus psychologiques qui confèrent leur sens à ces situations en fonction d’une dynamique personnelle».

La reliance, concept interprétatif: 
lien social et expérience communautaire

Ce concept-charnière n’a pas qu’un intérêt théorique abstrait. 
Il permet de rendre compte, et surtout d’éclairer d’un jour nouveau des procès de reliance visant à la création de liens sociaux nouveaux, en rupture avec les structures de reliance instituées. 
A titre d’illustration, j’évoquerai brièvement le cas d’une communauté contre-culturelle que j’ai pu étudier de façon privilégiée, en lui appliquant une grille d’analyse inspirée du concept de «reliance» (5).

En 1971, quelques jeunes bruxellois, marqués par leur expérience des événements de mai 1968, décident d’affirmer leur rejet de la famille traditionnelle, de fonder une communauté, de mettre en pratique les principes de la contre-culture, bref d’instituer entre eux de nouveaux types de liens sociaux. 
Toutes leurs tentatives en ce sens débouchent sur des échecs durement ressentis. Les liens sociaux anciens opèrent un spectaculaire rétablissement: une quadruple restauration –des valeurs, de la famille, du pouvoir, des rôles– illustre ce retour de la culture dans la contre-culture, de la société dans la communauté. 
Retour de la société qui entraîne un retour à la société: après trois ans, les communards décident de mettre fin à leur expérience.

Comment pouvons-nous interpréter celle-ci 
en termes de «liens sociaux» et de «reliance» ?

Ma thèse est que cette communauté, comme la plupart des associations de ce type ayant fleuri dans l’après 68, constitue le symptôme d’une réaction contre l’un des traits essentiels de la société contemporaine, société de «déliance» marquée par la désagrégation des groupes sociaux de base, par des carences de reliance (dans la nature des liens sociaux). 
Au sein d’un tel système social naissent et se développent des désirs de reliance: les individus isolés souhaitent être reliés, c'est-à-dire liés à nouveau et liés autrement. 
Ils caressent un rêve communautaire et élaborent un projet de reliance (ou plus exactement un projet de contre-reliance); ils décident de créer une famille communautaire, concrétisation de leur aspiration à la reliance sociale (stricto sensu: quête utopique d’un monde solitaire, idyllique, signifiant, convivial). 
La contre-culture, ici, peut être analysée comme une structure de reliance symbolique pour des contestataires en rupture de ban sociétaire. 
Les manifestations extérieures qu’elle inspire et qui l’expriment – les vêtements «hippies», les cheveux longs, la drogue, la musique, le voyage– témoignent des liens qui «relient» ses adeptes. 
Mais lorsque le projet prend corps, que l’expérimentation communautaire de nouveaux liens sociaux et lancée, ce procès de reliance met l’utopie à rude épreuve. 
Les communards découvrent la nature paradoxale du lien social communautaire voulant se relier entre eux, ils se délient du monde extérieur; voulant se relier à soi, ils découvrent leur solitude existentielle, leur déliance fondamentale. 
L’utopie mise à l’épreuve devient épreuve initiatique pour ses adeptes, occasion de développer leurs capacités de reliance: de reliance à soi (un Moi renforcé car devenu capable d’affronter et de surmonter l’angoisse de séparation), de reliance aux autres (capacité de partager les solitudes, de négocier, de dialoguer, de s’affronter aux autres), de reliance au système macro-social (prise de conscience des réalités politiques et économiques) et au système micro-social (apprentissage de l’autogestion). 
Rien à voir donc, bien au contraire, avec d’éventuelles aspirations à des liens fusionnels. 
Ces capacités aiguisées de la sorte, les communards se sentent mûrs pour dissoudre leur communauté, pour assumer la déliance que cela représente, pour partir, forts de leur maturité acquise, en quête de nouveaux liens sociaux, éventuellement communautaires.

Point d’échec donc, malgré les apparences et au grand dam d’esprits superficiels et/ou chagrins. 
Certes, l’utopie d’une reliance directe, immédiate, a reculé devant l’exigence d’une reliance instituée. 
Certes, cette dernière elle-même n’a pas survécu à ses contradictions internes. 
Mais la rupture de la reliance communautaire n’a pas entraîné la fin de la tentation communautaire, les liens créés et expérimentés au cours de ce procès ont été tissés, de l’avis des intéressés, dans un fil plus solide que ceux qui forment la trame de la reliance commune, l’aspiration à la reliance communautaire, à un mode communautaire de reliance est sortie renforcée de l’épreuve: elle est cette fois libérée de l’infantile désir de liens sociaux fusionnels. 
Le concept de reliance, avec ses multiples facettes, permet de comprendre et de relativiser les divers désirs de reliance ainsi que leur dynamique. (6)(7)

(A suivre)

Marcel Bolle de Bal 

(1) Le (psycho)sociologue belge Marcel Bolle de Bal est professeur émérite de l'Université Libre de Bruxelles et président d'honneur de l'Association Internationale des Sociologues de Langue Française. Il a été consultant social (durant de nombreuses années), conseiller communal à Linkebeek, en périphérie bruxelloise (1965-1973, 1989-2000), lauréat du Prix Maurice van der Rest (1965). Il a signé plus de 200 articles et une vingtaine d'ouvrages, parmi lesquels...
. Les doubles jeux de la participation. Rémunération, performance et culture, Presses Interuniversitaires Européennes, Bruxelles, 1990;
. Wegimont ou le château des relations humaines. Une expérience de formation psychosociologique à la gestion , Presses Interuniversitaires Européennes, Bruxelles, 1998;
.
Les Adieux d'un sociologue heureux. Traces d'un passage, Paris, l'Harmattan, 1999;
. Le Sportif et le Sociologue. Sport, Individu et Société, (avec Dominique Vésir), Paris, l'Harmattan, 2001;
. Surréaliste et paradoxale Belgique. Mémoires politiques d'un sociologue engagé, immigré chez soi et malgré soi, Paris, l'Harmattan, 2003;
. Un sociologue dans la cité. Chroniques sur le Vif et propos Express, Paris, l'Harmattan, 2004;
. Le travail, une valeur à réhabiliter. Cinq écrits sociologiques et philosophiques inédits, Bruxelles, Labor, 2005;
. Au-delà de Dieu. Profession de foi d'un athée lucide et serein, Bruxelles,Ed. Luc Pire, 2007;
. Le croyant et le mécréant. Sens, reliances, transcendances" (avec Vincent Hanssens), Bierges, Ed. Mols, 2008.
(2) Edouard TIRYAKIAN, « Vers une sociologie de l’existence », in Perspectives de la sociologie contemporaine. Hommage à Georges Grevitch, Paris, PUF, 1968, pp. 445-465.
(3) Marcel BOLLE DE BAL, « De l’esthétique sociale à la sociologie existentielle, sous le signe de la reliance », Sociétés, n° 36, 1992, pp. 169-178.
(4) Jean MAISONNEUVE, Introduction à la psychosociologie, Paris, PUF, 1973, p. 155.
(5) Marcel BOLLE DE BAL, La tentation communautaire. Les paradoxes de la reliance et la contre-culture, Bruxelles, Ed. de l’Université de Bruxelles, 1985. 
(6) Le contenu de ce message nous a été envoyé par l'auteur, que nous remercions. Il constitue la cinquième partie d'un texte qui a déjà fait l'objet d'une publication: Bolle de Bal Marcel, Reliance, déliance, liance: émergence de trois notions sociologiques, in Sociétés 2003/2 (no 80), pp.99-131. Le solde du texte original suivra. Le titre et le chapeau sont de la rédaction.
(7) Pour suivre (sous réserve de modifications de dernières minutes): des messages consacrés
. à la déliance et à la liance (par Marcel Bolle de Bal),
. à la sociologie existentielle (par Marcel Bolle de Bal),

. au personnalisme (par Vincent Triest, Marcel Bolle de Bal...)....

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