lundi 25 juin 2012

Slow Science. La désexcellence.



Le mouvement Slow Science
Une sorte de doigt d’honneur académique 
au Nouvel Ordre de la recherche. 
Celui-là même qui se retrouve 
en complet décalage 
avec les politiques développées par les institutions nationales 
et internationales. 
Il y a de plus en plus loin, 
en effet, 
entre les valeurs traditionnelles 
de la science 
et les injonctions 
de productivité, 
de rentabilité et d’immédiateté 
dorénavant ressassées 
par les managers académiques.
Dixit, ici, un professeur 
de l'Université Libre de Bruxelles

Olivier Gosselain

Ça a commencé comme ça. 
Une poignée de collègues issus de disciplines différentes, l’envie de travailler ensemble, un financement de cinq ans, des séminaires réguliers où le plaisir d’échanger se mêlait à un sentiment grisant de progression et, au final, des objets d’étude, des rencontres et des résultats qui dépassaient de loin nos attentes initiales. (2)
Une belle histoire de recherche, en somme, pour une petite communauté regroupant des académiques, des doctorants et des étudiants.
Le groupe n’avait pas en commun que des objectifs scientifiques. 
Il partageait aussi une conception de la recherche et des relations entre chercheurs centrée sur la convivialité, l’intelligibilité, l’échange et la volonté de bien faire son travail. 
Rien de révolutionnaire à première vue. 
Mais le décalage avec les politiques de recherche développées par nos institutions nationales et internationales était pourtant flagrant. 
Il y avait loin, en effet, entre ces valeurs et les injonctions de productivité, de rentabilité et d’immédiateté inlassablement ressassées par nos managers académiques.

Frappés par ce décalage et convaincus que notre façon de procéder était humainement et scientifiquement plus satisfaisante, nous avons esquissé l’idée d’un mouvement Slow Science –sorte de doigt d’honneur académique à ce Nouvel Ordre de la recherche. 
La filiation avec Slow Food était d’autant plus évidente que deux des valeurs qui nous tenaient à cœur étaient le plaisir et la créativité
Ici encore, rien de révolutionnaire. 
Retirez ça de la recherche: que reste-t-il ?

Le hasard a fait que nous avons été soumis quelques temps plus tard à une évaluation de laboratoire. 
L’outil destiné à mesurer nos performances était un formulaire standard, sorte de canif suisse du coaching en entreprise, avec son inévitable analyse SWOT (3)
C’était déconcertant de naïveté et presque embarrassant à remplir. 
Mais à une question au moins, portant sur notre conception de la recherche, nous avions apporté une réponse sincère: plaisir et créativité. 
Ce fut le point de rupture pour les duettistes en costume sombre qui pilotaient le groupe d’évaluation. 
De tels termes, nous affirmaient-ils, étaient tout simplement inacceptables. 
Indignes de figurer sur un formulaire d’évaluation et preuves évidentes de notre manque de sérieux.

Émergence d’une communauté

Les évaluateurs et leur rapport sont sortis de notre vie aussi rapidement qu’ils y étaient entrés. 
L’histoire serait donc sans conséquence, si elle ne soulignait l’énorme décalage qui s’est installé entre une conception bureaucratique de la recherche, fondée sur les préceptes de l’économétrie et de la communication d’entreprise, et sa pratique concrète, fondée sur l’engagement mutuel de chercheurs qui s’efforcent avant tout de faire honnêtement leur travail. 
Elle conduit également à s’interroger sur ce qu’apporte cette «excellence» dont on nous rebat inlassablement les oreilles en termes de satisfaction et de réalisation personnelles.

Nous sommes manifestement nombreux à nous poser la question. 
Une petite recherche sur le Net confirme d’ailleurs que les bonnes idées naissent rarement seules: la notion de «Slow Science» est dans l’air depuis vingt ans au moins. 
Apparue très paradoxalement sous la plume d’Eugene Garfield (4), le père de la bibliométrie et de «l’impact factor» (5), elle a ensuite été sporadiquement mentionnée par des chimistes et physiciens américains ou australiens, avant de faire son apparition en Europe dans l’univers des sciences humaines. 
Ce passage des sciences de la Nature aux sciences de l’Homme et du monde anglo-saxon à l’Europe (à l’exception notoire de l’Angleterre) correspond grosso-modo à la trajectoire historique des politiques de recherche centrées sur la compétitivité et la productivité. 
Les occurrences du concept de Slow Science se lisent ainsi comme les symptômes d’un malaise qui n’a cessé de s’étendre durant les dernières décennies. 
Toutes apparaissent d’ailleurs indépendamment les unes des autres, ce qui montre qu’il ne s’agit pas d’un phénomène de mode, mais d’un mouvement de fond, né de la prise de conscience d’un problème par les acteurs eux mêmes, et d’une tentative de réponse remarquablement convergente.
Un aspect fondamental de cette convergence est qu’elle nous prémunit de toute tentative de confiscation du concept. 
Inutile de sombrer nous aussi dans la compétition et l’enfermement. 
Si Slow Science peut devenir un mouvement permettant à la fois de nous transformer nous mêmes et de transformer notre univers de travail, c’est probablement à la façon d’un logiciel libre (6)
L’approche classique –centralisée et experte– devrait en effet céder la place à une construction collective, plus apte à faire émerger une forme stable et cohérente de résistance. 
Au lieu de mouvement, on parlera alors de communauté. (7)

(A suivre)

Olivier Gosselain

(1) Olivier P. Gosselain est professeur à l'Université Libre de Bruxelles et Honorary research fellow au GAES de l'University of the Witwatersrand (Johannesburg).
(2)  Voir Gosselain, O.P., R. Zeebroek et J.-M. Decroly (eds), 2008. Des choses, des gestes, des mots. Repenser les dynamiques culturelles. Paris : Editions de la MSH (Techniques et Culture 51).
(3) « Strenghts, Weaknesses, Opportunities, Threats ». C’est sur cette base que s’élaborent les plans stratégiques dans les milieux d’affaire et, depuis quelques années, dans les universités.
(4) Garfield, E., 1990. Fast Science vs. Slow Science, Or Slow and Steady Win the Race. The Scientist 4(18) :14.
(5) Outils statistiques servant de balises actuelles à la gestion des carrières scientifiques. Pour l’Europe et dans le domaine des sciences humaines, le classement des revues (European Reference Index for the Humanities) a été initié par la European Science Foundation au début des années 2000 et concrétisé en 2007. Cet outil, qui n’a fait qu’accroître la pression sur les chercheurs (particulièrement les plus jeunes) et renforcé la position hégémonique de certaines universités, est présenté comme une progression favorable, émancipatrice et garante de la diversité des cultures scientifiques européennes. Les formules qui égrènent le texte de présentation laissent en tout cas peu de doute sur la culture dans laquelle baignent ceux qui pilotent l’initiative : « …how the community of European humanities researchers can best benchmark its outputs… » ; « … systematic turnover of panel membership was also implemented… » ; « … impact and… appropriate evaluation mechanisms for humanities research…» ; « … to raise the threshold of editorial standards… » ; « …to meet stringent benchmark standards… » (voir ce lien , consulté le 17 juin 2011).
(6) Du moins ceux qui se fondent, comme Linux, sur un style de développement de type « bazar », pour reprendre la terminologie d’Eric Raymond (voir ce lien, consulté le 15 juin 2011).
(7) Ce message est publié avec l'autorisation de l'auteur, que nous remercions. Il constitue la première partie d'un texte dont la suite sera proposée prochainement sur ce blog. Le chapeau et l'encadré sont de la rédaction. 


En savoir plus sur le mouvement Slow...  
-> Be slow. Etre un activiste, cela veut dire quoi? (Culture-Multimédia, Atelier Multimédia-Communication Citoyenne).
- > Be slow. Le slow activiste et la créativité. (Culture-Multimédia, Atelier Multimédia-Communication Citoyenne).
- > Be slow. Première expérience de slow activisme. (Culture-Multimédia, Atelier Multimédia-Communication Citoyenne). 
- > Be slow. Le slow activiste est-il un funambule sans filet? (Culture-Multimédia, Atelier Multimédia-Communication Citoyenne).
- > Slow city. (Le slow mouvement, le blog qui traite du slow mouvement)
- > Slow travel. (Le slow mouvement, le blog qui traite du slow mouvement) 
- > Slow sex. (Le slow mouvement, le blog qui traite du slow mouvement) 

1 commentaire:

  1. Invitations à l'Imaginaire 29/6/2012


    Mesdames, Messieurs,


    Le Centre d'Etudes sur l'Actuel et le Quotidien (CeaQ) a le plaisir de vous inviter à la rencontre "Les Invitations à l'Imaginaire" du 29 juin autour du thème "Le Boycott"

    À cette occasion Michel Maffesoli nous invite à réfléchir autour du livre de Marc Drillech, "Le Boycott : histoire, actualité, perspectives" en présence de l'auteur et de Aurélien Fouiller (chercheur au CeaQ).

    La saturation des valeurs modernes s'accompagne d'une transformation des formes de l'engagement et de la revendication. Le contrat social est remis en question et on voit émerger une multiplicité de pactes. L'Etat Nation laisse place à des communautés virtuelles qui se font et se défont sur les affinités, les échanges de biens ou de symboles. On peut voir alors émerger de nouvelles formes de l'action publique : bénévolat, boycott, pétition, campagnes virtuelles.

    Le vendredi 29 juin 2012 à 19h - Entrée libre
    Fondation d'Entreprise Ricard
    12 rue boissy d'anglas
    75008 Paris
    Metro: Concorde ou Madeleine


    Très cordialement


    Le CeaQ

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