jeudi 16 janvier 2014

Courants de pensée et modes de vie émergents (8). Indignés: un engagement indéfini dans son objet


Indéfini, le mouvement indigné.
Dans son intensité sans doute.
Mais aussi dans son objet...


Difficile, évidemment, de cerner l'ennemi à combattre quand on ne s'est mis d'accord
. ni sur des objectifs finaux à atteindre,
. ni sur des propositions à présenter,
. ni sur les stratégies d'action à arrêter...

Objectifs ? Quels objectifs ? 

Les objectifs à atteindre?
Entre les activistes terre-à-terre (en quête de potager ou de relations de bon voisinages) et les adeptes de l'envolée lyrique (qui souhaitent «jouir pleinement et dignement de nos existences», «une autre idée du bonheur» ou «vivre, vraiment vivre»), on trouve, outre ceux qui... «ne demandent rien», tous ceux qui sont en recherche... (1)
Mais, ici encore, en recherche de quoi?
«La notion même d'"indignation" ne dit rien sur ce qui la cause, reconnaît le collectif Réelle Démocratie Maintenant ! Belgium
Et cela est gros de malen­tendus en série.» (2) 
Aux yeux de ceux qui considèrent que la démarche citoyenne consiste à recréer les condi­tions d’appa­ri­tion d’une société civile qui échap­pe­rait aux fon­da­men­ta­lis­mes du marché et de l’indi­vi­dua­li­sa­tion, la cri­ti­que aura à se focaliser sur les poli­ti­ques néolibérales. 
Pour les autres, la poli­ti­que sera condamnée à la racine. 
Non pas seulement dans sa déclinaison peu ou prou néolibérale du moment, donc. 
Mais dans son fondement étatique même. 
Ceux-là redouteront comme la peste le piège d'une possible vic­toire à la Pyrrhus. 
Celle «d’une démocra­tie considérée sim­ple­ment sous sa défini­tion mini­ma­liste de moins mau­vais des régimes poli­ti­ques au sein d’un capi­ta­lisme perçu comme hori­zon unique et indépas­sa­ble.» (3)
Il est vrai que si les indignés mani­fes­tent leur exaspération et leur colère, c'est majoritairement dans le res­pect des ins­ti­tu­tions. 
Une modéra­tion qui découle manifestement de la nécessité de faire consensus entre
. la volonté d'auto-­li­mi­ta­tion des uns,
. la cons­cience, pour les autres, de la dif­fi­culté de mettre en branle une dyna­mi­que d'insubordination.
«L'essentiel est ailleurs, assène néanmoins Damien, déjà rencontré dans les messages précédents. 
Il renvoie au fait que le mouvement indigné se réunit bel et bien autour d'un objectif commun. 
Il s'agit de trouver une alternative humaine à toutes les inhumanités auxquelles notre planète est soumise. 
Ce qui nécessite le rejet de trois types d’"inacceptable":
. la toute puissance du monde financier,
. l'exploitation des ressources de la planète,
. la discrimination entre ceux qui ont des papiers et ceux qui n’en ont pas.
Dans la mesure où il s’agit d’un projet universel, il ne peut qu’être flou. 
Rappelons le: il faut laisser du temps au temps. 
Car nous n'avons pas d'autre choix. 
Aujourd’hui, nous nous dirigeons en somnambule vers l’horreur absolue. 
Celle-là même que nous nous étions promis de ne jamais répéter. 
A savoir celle des... camps de concentration! 
Sait-on par exemple que, dans les centres fermés, les réfugiés reçoivent 1000 calories par jour? Soit à peine plus que les 800 dont avaient à se contenter les victimes de la Shoa...?» 

Propositions ? Euuuh... 

Les propositions à présenter?
De l'altermondialisme à la simplicitévolontaire en passant par la décroissance, la créativité culturelle, l'allocation universelle (4), le développement durable (5), le business social (6), l'économie sociale (7), la responsabilité sociétale des entreprises et/ou des acteurs économiques (8), la finance solidaire ou  responsable (9), le commerce équitable (10), la monnaie sociale (11), la transition écologique et économique (12), le Revenu de Transition Economique (13), le post-capitalisme (14) ou le post-libéralisme (15)...: une série impressionnante de courants de pensée et modes de vie émergents pourraient servir de points d'appui aux indignés.
Qui s'abstiennent pourtant de toute source d'inspiration de ce type. 
Explicitement en tout cas, aucune référence n'est faite à ce qui existe. 
On semble préférer repartir de zéro. 
Et vouloir tout (ré)inventer par soi-même. 
Qui plus est, souvent, sans faire appel au moindre spécialiste, qu'il soit économiste, politologue, juriste ou autre. 
Côté jardin, un tel choix assure de ne pas se faire récupérer.
Mais côté cour, il expose à un triple risque...
. Celui de réinventer la poudre.
. Celui, en perdant du temps, de manquer une hypothétique fenêtre d'opportunité historique.
. Celui, enfin, dénoncé en son temps par Alexis de Tocqueville...   
«Dans la démocratie, les simples citoyens voient un homme qui sort de leurs rangs et qui parvient en peu d'années à la richesse et à la puissance, écrivait le penseur français.
Ce spectacle excite leur surprise et leur envie.
Ils recherchent comment celui qui était hier leur égal est aujourd'hui revêtu du droit de les diriger. 

Attribuer son élévation à ses talents et à ses vertus est incommode, car c'est avouer qu'eux-mêmes sont moins vertueux et moins habiles que lui. 
Ils en placent donc la principale cause dans quelques-uns de ses vices, et souvent ils ont raison de le faire. 
Il s'opère ainsi je ne sais quel odieux mélange entre les idées de bassesse et de pouvoir, d'indignité et de succès, d'utilité et de déshonneur.» (16)
Qu'en pensent nos interlocuteurs indignés ?
«Sous cet angle, l'expérience bruxelloise s'est avérée dramatique, tranche Ben, un Belge d'origine portugaise chargé du site internet de la capitale du plat pays. 
On peut presque parler de dictature de l'horizontalité. 
Un concept revendiqué par tout un tas de pseudo libres penseurs. 
Qui, malheureusement, réfléchissent beaucoup plus qu'ils n'agissent...» 

Vous avez dit stratégies ? 

Les stratégies d'action à arrêter ? 
«Devant l’absence de pers­pec­tive, même immédiate, le démocra­tisme abs­trait va être érigé en prin­cipe, "enfonce" Temps critiques. 
L’Assemblée générale doit être régie par le consen­sus après dis­cus­sion. 
Ce qui conduit le plus sou­vent au blo­cage puisqu’une petite mino­rité peut tou­jours cri­ti­quer un point par­ti­cu­lier. 
Dans ce cas, la décision est renvoyée à une com­mis­sion quitte à ce que la pro­po­si­tion revienne devant l’A.G. après modi­fi­ca­tion. 
On a là en germe toutes les tares du par­le­men­ta­risme.» (17)
«L’horizontalité bien comprise ne doit pas empêcher de fonctionner à la majorité, abonde Damien.  
Et pour cause: si elle se confond avec l’unanimité, elle barre la route à quelque décision que ce soit. 
Elle n’a donc à incorporer les avis divergents que jusqu’à un certain point: dès lors qu'un désaccord fondamental apparaît, on doit pouvoir continuer sans l’ultra-minorité qui le porte. 
Le cas échéant, celle-ci doit se montrer assez mature pour quitter le groupe.»
Une leçon manifestement tirée de l'expérience. 
Dont celle du Carré de Moscou, à Bruxelles.
Où certains caractères dominants sont notamment parvenus à faire passer l'idée que tout devait se régler «en famille», donc en évitant comme la peste quelque forme de patronage politique, syndical ou associatif que ce soit. 
Ainsi, rappelons-le, que toute velléité de récupération de la part de professionnels. 
Ceux de la politique ou du syndicalisme, bien sûr.   
Mais aussi ceux de l'économie, du droit... (18)(19)

(A suivre)

Christophe Engels

(1) Toutes ces idées et expressions parsemaient la littérature indignée.
(2) Réelle Démocratie Maintenant ! Belgium, Analyse. Le mouvement des "indignés". Potentialités, contradictions, perspectives, www.facebook.com/note.php?note_id=162316587171545.
(3) Les indignés : écart ou sur-place ? Désobéissance, résistance et insubordination, in Temps cri­ti­ques, http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article283.
(4) Voir par exemple Yannick Vanderborght et Philippe Van Parijs, L’allocation universelle, La Découverte, coll. Repères, Paris, 2005.
(5)Voir par exemple Jackson Tim, Prospérité sans croissance, La transition vers une économie durable, Etopia et De Boeck, Namur et Bruxelles, 2010.
(6) Voir par exemple Yunus Muhammad, Vers un nouveau capitalisme, J.-C. Lattès, coll. Le Livre de Poche, Paris, 2007.
(7) Voir par exemple Mertens Sybille, Définir l'économie sociale, Les cahiers de la Chaire Cera, volume 2, ULg, 2007.
(8) Voir par exemple Gendron Corinne, L’entreprise comme vecteur du progrès social: la fin ou le début d’une époque?, in Les cahiers de la CRSDD, collection Recherche, Montréal, 2009.
(9) Voir par exemple www.rfa.be
(10) Voir par exemple l'analyse du Siréas : Commerce équitable. L'intention qui compte. www.sireas.be/pages/spip.php?page=publications&id_article=559.
(11) Voir par exemple Blanc Jérôme et Ferraton Cyrille, Une monnaie sociale? Systèmes d’Échange Local (SEL) et économie solidaire, 2001, http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/13/36/57/PDF/BlancFerratonLame.pdf.
(12) Voir par exemple www.uclouvain.be/cps/ucl/doc/etes/documents/Arnsperger.TRANSITION.12.02.2010.pdf.
(13) Voir www.uclouvain.be/cps/ucl/doc/etes/documents/ARNSPERGER.Transition.Veritable.15.12.2010.pdf.
(14) Arnsperger Christian, Pour une éthique existentielle de l'économie, Cerf, Paris, 2005 et Arnsperger Christian, Ethique de l’existence post-capitaliste. Pour un militantisme existentiel, Cerf, Paris, 2009.
(15) Briey Laurent de, Le sens du politique, Mardaga, Wavre, 2009.
(16) Tocqueville Alexis de, De la démocratie en Amérique, in Oeuvres II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 2004, pp.252-253.
(17) Les indignés: écart ou sur-place ? Désobéissance, résistance et insubordination, in Temps cri­ti­ques, .http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article283.
(18) Ce message est extrait de l'analyse: Engels Christophe, Une journée d'Ivan... l'indigné. L'épisode bruxellois: projet ou utopie?, n°2011/07, 2011, Analyses et études du Siréas, pp.14-16. Avec l'aimable autorisation de Mauro Sbolgi, éditeur responsable de la parution originale.
(19) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute): d'autres messages consacrés à une réflexion approfondie sur les courants de pensée et modes de vie émergents..