mercredi 26 février 2014

Courants de pensée et mode de vie émergents (17) Nouvelle militance. L'émancipation, concrètement

 
change ta rue»,
écrivait déjà Bertolt Brecht.
Mouvements émergents
et nouvelles modalités de l'engagement «politique»
s'inscrivent dans la même dynamique.
En valorisant l'émancipation.
Et en célébrant la concrétude.


Penser globalement?
Peut-être.
Agir localement?
Sûrement.
Tel est le leitmotiv de la nouvelle militance.
Qui s'inscrit dans l'air du temps.
«Le "vieux" modèle culturel de la modernité rationaliste, fondé sur les croyances dans le progrès et sur l’attachement à la raison, au devoir, à l’égalité, à la nation, est en train de céder rapidement la place à un nouveau modèle, celui d’une modernité subjectiviste, fondé sur la croyance au droit des individus d’être sujets et acteurs de leur vie, observe l'anthropologue belge Jean-Claude Mullens.
On observe (...) de manière diffuse la montée d’une certaine disqualification à l’égard du monde politique, des élites, et du "système" en général. 
Pour s’en convaincre, on peut relever l’augmentation constante dans les enquêtes d’opinion de la défiance des citoyens à l’égard des responsables politiques, des médias, des banques, des entreprises privées, et même du capitalisme.» (1)
 
Vers un engagement consistant, ici et maintenant 
  
Pour la philologue belge Marjo Hansotte (2), l'apparition de nouvelles formes d'engagement «politique» marquerait en effet l'éclosion d’une nouvelle subjectivité.
Qui révélerait l’absence de modèle...
«Cette absence de modèle permet, à travers la multiplication de groupes militants et d’expériences alternatives, de penser la radicalité politique contre un programme complet et fini.» (3)
Relativise-t-on ou décourage-t-on souvent l’engagement citoyen au nom de la complexité?
Peu importe...
Le nouveau militant ne se formaliserait pas de ce type d'accusation.
Mieux: il assumerait pleinement son incomplétude et sa finitude... 
«Il ne faut pas chercher à vouloir atteindre le complet, à vouloir ordonner la complexité et la multiplicité des situations; par contre, il est indispensable de  mener des actions consistantes dans une situation incarnée.» (4)
L'objectif, dorénavant?
Développer une puissance citoyenne, c’est-à-dire un contre-pouvoir, en imposant de nouvelles tendances dans la complexité du monde sans s'illusionner sur les vaines chimères d'une hypothétique possibilité de l’ordonner complètement.

Vers une intelligence collective, 
pour nous tous et pour demain

Les mouvements sociaux en  émergence renouvelleraient donc ce qu’on entend par «politique». 
«La politique devient une dimension de la vie dont le centre et le moteur ne sont pas d’abord les Etats; ce sont d’abord les citoyens, à travers l’élaboration d’une intelligence collective, reposant sur la légitimité de leurs visées (le Nous Tous et le devenir) et la validité collective de leurs démarches.» (5)
Ce que l'on veut défendre en fonction d'un parti ou d'une corporation? 
Là ne serait plus la question. 
Qui se serait reportée, aujourd'hui, sur le fait «d'accueillir ce qui survient.» (6)
Et ce dans le respect des autres.
De tous les autres.
Ceux d'ici.
Mais également ceux de là-bas. 
Et aussi ceux de demain. (7)

(A suivre) 

Christophe Engels

(1) Mullens Jean-Claude, Comment articuler individuel et collectif en vue du changement social, www.iteco.be/Presentation,565.
(2) Docteure en Philosophie et Lettres, Majo Hansotte est l’auteure d’une thèse sur l’espace public  contemporain (Université de Liège), d’un ouvrage intitulé «Les intelligences  citoyennes» (De Boeck 2è édition 2005), et de plusieurs plaquettes  méthodologiques en lien avec des préoccupations de terrain.   Elle dirige une collection portant le même titre que son ouvrage «Les intelligences  citoyennes» destinée à accueillir des démarches concrètes de citoyenneté ou des  réflexions théoriques soutenant le travail militant.  Depuis de nombreuses années, elle a en charge la formation d’acteurs engagés  dans les mouvements sociaux et associatifs, dans le développement territorial et  l’éducation populaire. Elle est également chargée par la Communauté française de  Belgique d’une mission portant sur la participation citoyenne en Wallonie et à  Bruxelles, en lien avec l’Europe et la francophonie. Dans ce cadre, elle collabore de  manière privilégiée avec le Bureau International jeunesse.
(3) Hansotte Majo, Par où passe le devenir? Mouvements émergents et nouvelles modalités de l'engagement politique, Etopia, 2007, www.etopia.be/IMG/pdf/hansotte.pdf, p.3.
(4) Hansotte Majo, idem p.6.
(5) Hansotte Majo, idem, Etopia, 2007, p.7 (d'après Hansotte M., Les intelligences citoyennes, de Boek, 2005 et Rancière J., La Mésentente. Politique et Philosophie, Galilée, 1995).
(6) Hansotte Majo, idem, pp.7-8 (d'après Hansotte M., idem, et Rancière J., idem).
(7) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute):
. la suite d'une longue série de messages consacrés à une réflexion approfondie sur les courants de pensée et modes de vie émergents,
. (d'ici plusieurs semaines,) une enquête sur l'immigration...


samedi 22 février 2014

Moins extrémiste que jamais, toujours plus radical. Projet relationnel: l'émergence, quatre à quatre...



Quelques illusions en moins,
quelques désillusions en plus,
des moyens financiers
aussi inexistants que jamais,
un nombre de visiteur
multiplié par treize.... 
Quatre ans plus tard,
Projet relationnel 
reste fidèle au poste. 
Moins extrémiste que jamais. 
Et toujours plus radical.


L'un des dangers liés à la militance, c'est l'extrémisme.
Soit une posture qui, selon le philosophe français Jean-Claude Michéa, «renvoie essentiellement à cette configuration psychologique bien connue (...) qui oblige un sujet -afin de maintenir désespérément une image positive de lui-même- à dépasser sans cesse les limites existantes» (1). 
Or, ce que requiert notre époque, ce n'est certainement pas ce type de processus.
C'est quelque chose de bien plus profond. 
A savoir la radicalité. 

Etre radical, ce n'est pas...

Etre radical, ce n'est pas, bien sûr, être radicaliste.
Mais ce n'est pas non plus être extrémiste.
Ce n'est donc pas s'accommoder de l'option consistant à faire plus de quelque chose qui ne convient pas (extrémisme de la fuite en avant).
Ce n'est pas non plus en rester au choix facile d'un refus aussi drastique que mal ciblé (extrémisme de la résistance).
Ce n'est pas davantage se satisfaire de flinguer à tout-va -en épargnant systématiquement ma propre personne et mes alliés,  évidemment (extrémisme de la dénonciation).
Ce n'est pas même se contenter de faire le contraire de ce qui existe (extrémisme de l'opposition). 
S'agit-il alors, pour mieux taper sur le clou, de réduire un phénomène complexe à l'une ou l'autre de ses multiples explications, avérées ou supposées?  
De recourir, fût-ce habilement, aux leurres de la distorsion cognitive?
D'imposer ou de tirer parti d'un rapport de force favorable?
Non, non et non...

Etre radical, c'est...

La radicalité, dixit Michéa, renvoie à «toute critique qui s'avère capable d'identifier un mal à sa racine et qui est donc en mesure de proposer un traitement approprié.» (1). 
L'engagement radical ne se conçoit donc pas sans volonté résolue de prendre les choses à la racine afin de se donner les moyens d'agir sur les causes profondes des phénomènes et des structures que l'on envisage de ou que l'on cherche à modifier. 
Et dans la mesure où l'enracinement en question laisse systématiquement apparaître une configuration en rhizome, il appelle aussi la nécessité de faire un sort à la facilité des explications mono-causales.
Histoire d'appréhender dans toute sa complexité l'une ou l'autre problématique de fond.
Par exemple celle des processus sociaux.
«Dans ce système, des causes, de différentes natures, se succèdent, s'enchevêtrent, s'alimentent, se renforcent, parfois se téléscopent» (2), insistent Cédric Biagini, Guillaume Carnini et Patrick Marcolini. 
Qui proposent, pour faciliter l'analyse de notre monde actuel, de le ramener à quatre dimensions: économique, technologique, politique et anthropologico-culturelle...

Réductionnisme du tout à l'éco

«Sur le plan économique, le système social est foncièrement capitaliste, précisent nos guides.
Il procède à la traduction intégrale de la réalité (...) dans le langage de la valeur et de l'argent. 
Son optique est celle de l'accumulation, de la reproduction élargie du capital par le biais d'une dynamique expansionniste qui s'observe aussi bien dans la mystique de la croissance que dans la pénétration des principes du marché au sein de toutes les activités, aussi banales soient-elles.» (3)
De là, ces perversions qui nous sont devenues si familières: écart grandissant des revenus, dépendance croissante des travailleurs par rapport aux employeurs, désagrégation des  solidarités...

Techno parade

Le travailleur moderne «se trouve en outre mis en demeure de placer toutes ses énergies dans son activité professionnelle, de s'y impliquer affectivement, jusqu'à ce que cet investissement compulsif déborde dans sa vie professionnelle -ce que permettent les nouvelles technologies qui abolissent de fait la distinction privé/public.» (4)

Politique: le mélange des genres  

Le système qui est à la racine des maux affectant les sociétés contemporaines possède une autre facette.
Qui est de nature politique
«Le narcissisme généralisé a eu pour conséquence un dépérissement du politique, insistent nos trois compères. 
Même les mouvements alternatifs qui ont surgi dans la dernière quinzaine d'années, de l'altermondialisme aux "Indignés", semblent avoir surtout accouché d'une "contestation amoureuse d'elle-même", plus soucieuse de poster sur des sites de partage les photos de ses manifestations et les vidéos de répression policière que d'énoncer clairement une critique exigeante et aboutie de la totalité sociale.» (5)
Cet effritement politique passerait aussi par la neutralisation des capacités d'action collective. 
«Nulle conspiration derrière tout cela: simplement la domination ordinaire et anonyme de cohortes d'administrateurs, d'experts, de spécialistes, d'analystes, de managers, de communicants, etc., tous préoccupés d'assurer la bonne marche du système sans se poser la question des fins qui sont poursuivies.» (6)
Et les auteurs, à ce stade, d'en revenir à une problématique déjà esquissée ci-avant.
Celle portant sur le périlleux mélange des genres auquel se risqueraient les sphères publiques et privées.
«D'une part, on assiste non plus seulement à l'accaparement des organes politiques par des castes aux intérêts particuliers (...), mais au désintérêt grandissant des personnes pour la prise en charge des affaires collectives -sans même parler d'une action plus radicale de transformation sociale en vue de répondre aux problèmes les plus graves, entreprise qui semble désormais irréaliste (...).
D'autre part, la sphère privée semble presque s'évanouir en tant que telle.» (7)
Et la vidéo-surveillance de s'infiltrer.
Et le traçage de s'insinuer.
Et le profilage de s'imposer.


Caisse de résonance anthropologique

L'économie, certes.
La technologie, bien sûr.
La politique, c'est vrai.
Cependant, tous ces phénomènes n'auraient pas atteint de telles proportions s'ils n'avaient pu tirer parti d'une fabuleuse caisse de résonance.
Celle de nos propres soubassements anthropologiques... 
«La réussite du capitalisme industriel n'aurait (...) pas été possible s'il n'avait été capable de secréter son propre modèle anthropologique -donc culturel- adapté à son déploiement, et qui se substitue progressivement à ceux qui l'ont précédé jusqu'ici: l'Homo oeconomicus, calculateur rationnel (ce qui ne signifie pas nécessairement avisé), toujours lancé à la poursuite de ses intérêts privés.» (8)
Bilan: la jachère d'un déracinement généralisé qui voit tout un chacun tenter, à sa manière, de bricoler ses propres attaches.
«Les uns reconstituent des formes de communauté rudimentaires autour d'une pratique sociale spécifique, festive, musicale ou sportive, susceptible d'alimenter en affects forts une existence par ailleurs dénuée de charme.
Ils forment ainsi l'une de ces "néotribus" dont sont si friands les sociologues postmodernes et les experts en marketing; mais ces agrégats ne font qu'entériner l'éclatement libéral de la société en groupes refermés sur leurs pratiques de consommation.
D'autres se livrent à la fabrication d'identités de synthèse, qu'elles soient nationales, politiques ou religieuses.» (9)

Combattre l'imposture extrémiste par la posture radicale

Pour honorer les exigences de la radicalité, la critique doit ainsi s'atteler à un travail de remise en cause à ce point approfondie qu'elle ne puisse exclure d'avoir à déboucher sur une véritable rupture.
Une mise à plat existentielle, donc, qui se doit de ne rien rejeter a priori, pas même l'hypothèse d'avoir, si nécessaire, à dépasser ce capitalisme du «toujours plus» dont tant de penseurs se contentent de prôner l'intensification.
«Il n'est finalement pas excessif de parler de "libéralisme libertaire" à propos de toutes ses pensées soi-disant critiques, qui "sont parvenues à faire admettre quasi unanimement leur méthode d'analyse à une très large partie de la gauche et de l'extrême gauche, sans que cette dernière s'aperçoive que cette méthode renforce un système d'exploitation que jusqu'alors elle prétendait combattre."» (10)  
Reste, le cas échéant, à oeuvrer à l'élaboration d'une alternative crédible et aboutie. 
Histoire d'en finir avec les artifices de l'extrémisme «gros bras» et avec la poudre aux yeux de la musculation velléitaire.
Soit un double leurre qui, à gauche comme à droite et chez les militants autant qu'ailleurs, ne sert à rien d'autre qu'à assouvir la soif d'ego de ceux qui veulent y croire. 
«On ne peut pas être neutre, estime ce sociologue français de l'Université Paris -Diderot (ParisVII) qu'est Gérard Bronner.
Ce serait naïf, l'objectivisme.
Mais on peut essayer de penser ses propres positions pour prendre un peu de distance avec elles.» (11)
Agir sans naïveté? 
Oui. 
Mais aussi sans cynisme, sans rage et sans comptes à régler.
Mais aussi sans obsessions, sans oeillères et sans aveuglement.
Mais aussi sans manipulation, sans malhonnêteté intellectuelle et sans mensonge.
Sans, donc, ce narcissisme si prompt, parfois, à se camoufler derrière l'alibi de la militance. (12)

Christophe Engels


(0) Radical, et non pas, évidemment, radicaliste.
(1) Michéa Jean-Claude, La double pensée,Flammarion, Paris, 2008, p.17
(2) Biagini Cédric, Carnini Guillaume et Marcolini Patrick, Radicalité. Vingt penseurs vraiment critiques, L'Echappée, Frankenstein, coll. Montreuil, 2013, p.8.
(3) Biagini Cédric, Carnini Guillaume et Marcolini Patrick, idem, p.8-9.
(4) Biagini Cédric, Carnini Guillaume et Marcolini Patrick, idem, p.10.
(5) Biagini Cédric, Carnini Guillaume et Marcolini Patrick, idem, p.14-15.
(6) Biagini Cédric, Carnini Guillaume et Marcolini Patrick, idem, p.15.
(7) Biagini Cédric, Carnini Guillaume et Marcolini Patrick, idem, p.14.
(8) Biagini Cédric, Carnini Guillaume et Marcolini Patrick, idem, p.12.
(9) Biagini Cédric, Carnini Guillaume et Marcolini Patrick, idem, p.13.
(10) Biagini Cédric, Carnini Guillaume et Marcolini Patrick, idem, p.17.
(11)  Bronner Gérard, Internet crée une illusion de majorité, Le Vif/L'Express, n°8, 21 février 2014, p.11.
(12) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute): la suite d'une série de messages consacrés à une réflexion approfondie sur les courants de pensée et modes de vie émergents.


mardi 18 février 2014

Courants de pensée et modes de vie émergents (16) Emergence militante: «Le blabla, ' connais pas !»










 








Pas 
impressionné,
le militant!
Qui est 
bien décidé 
à agir.
Envers 
et, 
parfois,...  
contre tout!


Qu'est-ce qu'un militant?
C'est quelqu'un qui se différencie de trois façons du non militant...
D'un côté, il a (toujours) la volonté d'agir sur la société.
De l'autre, il a (dans la plupart des cas) le sentiment de faire partie d'un mouvement social. 
Et du coup, il a (le plus souvent) l’impression d’avoir une prise sur le monde tel qu’il est aujourd’hui. (1)
 
Agir en échange de...: le militant, tel qu'en lui-même  

Allons plus loin...
«Une meilleure compréhension du militantisme implique aussi de le penser au quotidien, considère le sociologue français Erik Neveu. 
De comprendre le tissu de relations et d’interactions que suscite l’engagement.» (2)
Car la militance ne se conçoit pas sans une quelconque forme de retour sur investissement.
Qu'il soit pragmatico-professionnel, émotionnel ou les deux à la fois.

Agir contre....: le militant politique

Chez le militant politique, ce gain pragmatico-professionnel pourra ainsi déboucher...
. sur des postes à responsabilité, 
. sur des emplois permanents, 
. sur «l'acquisition d’une culture, d’un capital social pouvant avoir une rentabilité professionnelle ou de positions de visibilité en tant qu’expert d’organisation.» (3)  
Quant au bénéfice émotionnel, il pourra renvoyer à «toute une dimension d’intégration sociale» (4)... 
. «émotion partagée que peut apporter la tension du collage d’affiches en période électorale» (4)
. «chaleur du "pot" d’après-réunion» (4)
. «sentiment gratifiant de participer à un juste combat ou d’appartenir à une grande famille qui donne sens à toutes les facettes de la vie sociale.» (4)   
En revanche, aucune gratification ne sera attendue en terme de développement personnel.
«Les militants politiques se distinguent (…) comme étant les plus éloignés de la dimension intérieure, écrit ce créatif culturel qu'est le Belge Vincent Commenne. (…)
Ils ont moins tendance à croire en l’être humain. 
Ils sont plus méfiants par rapport aux gens en démarche de développement personnel.» (5)
Et pour cause: ils n'y croient pas.
Car ils ne se fient qu'au rapport de force.

Agir vers...: le militant associatif

Et le militant associatif?
Comme son alter ego politique, il a (dans la plupart des cas) le sentiment de faire partie d’un mouvement social.
Comme lui, il a (toujours) la volonté d’agir sur la société.
Comme lui, il a (systématiquement) besoin d'y trouver son compte. 
Mais, davantage que lui, il penserait «que le politique n’a plus la capacité de réguler l’économique et qu’il est possible de faire changer le système de l’intérieur(6)
Une spécificité qui se traduirait par quatre différences...
. D'abord, c'est d'un tout autre quotidien que se revendiquerait l'intéressé. 
«Le militant associatif connait/pratique plus que la moyenne les alternatives de vie, reprend Commenne.
Il achète en seconde main plus que les autres et évite plus les grandes surfaces…   
Et donc, sans surprise, il perçoit plus que ses activités hors de son travail participent à la construction d’une meilleure société.» (7)
. Ensuite, son champ d'action serait plus vaste.
«Une compréhension du mouvement implique que l’on saisisse d’un même regard les actions dans les arènes institutionnelles aussi bien que dans le champ culturel, explique le sociologue suisse Olivier Fillieule. 
Au-delà donc de la seule opposition à l’État.» (8)
. En outre, on fait ici appel à d'autres fonctions.
«Les changements (…) portent sur le recul des formes de militantisme les plus revendicatives, au profit de l’essor d’associations de service (sports, loisirs, culture), précise Fillieule.
Ils s’observent encore dans une tendance au remplacement du bénévole par des (semi)-professionnels, concernent aussi une désidéologisation de l’engagement, une attention plus orientée sur la réalisation d’objectifs pratiques que sur la cohérence du verbe. 
Mais plus fondamentalement, c’est l’idée du militantisme plus distancié qui condense beaucoup des apports de l’enquête (9): dévaluation de la figure du militant moine-soldat de son mouvement, refus d’un engagement dévoreur de temps et de vie personnelle.» (10)
. Enfin et peut-être surtout, un autre regard sur l'intériorité serait convoqué.
Une caractéristique dont Commenne fait même un point de bascule...
«Ce qui distingue le militant associatif de son homologue politique, c’est tout ce qui touche à la dimension de l’intériorité.» (11) (12)


(A suivre)

Christophe Engels

(1) Cfr. Commenne Vincent, Evaluation des valeurs et des comportements. Un nouveau regard sur les acteurs de changement, Créatifs Culturels en Belgique, 2023, p.34.
(2) Neveu Erik, Sociologie des mouvements sociaux, La Découverte, 1996-2011, p.72.
(3) Neveu Erik, idem, p.73.
(4) Neveu Erik, idem, p.73.
(5) Commenne Vincent, ibidem, pp.31-32.
(6) Commenne Vincent, ibidem, p.33. 
(7) Commenne Vincent, ibidem, p.33.
(8) Fillieule Olivier, De l’objet de la définition à la définition de l’objet. De quoi traite finalement la sociologie des mouvements sociaux?,  Politique et Sociétés, vol.28, n°1, 2009, http://id.erudit.org/iderudit/001723ar (DOI: 10.7202/001723ar),  p.36.
(9) En fait, il s'agit ici de la synthèse d'un grand nombre d'enquêtes menées par l'équipe du CRESAL sur le militantisme associatif: in Ion Jacques, La fin des militants?, Editions de l'Atelier, Paris, 1997.
(10) Neveu Erik, ibidem, p.76.
(11) Commenne Vincent, ibidem, p.33.
(12) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute):
. la suite d'une longue série de messages consacrés à une réflexion approfondie sur les courants de pensée et modes de vie émergents,
. (d'ici plusieurs semaines,) une enquête sur l'immigration...



vendredi 14 février 2014

Courants de pensée et mode de vie émergents (15) L'émergence en 3D


 
Bientôt dépassé, le matérialisme hautain?
En voie de ringardise, l'individualisme arrogant?
Ne rêvons pas!
N'empêche...
Les courants de pensée  
et modes de vie émergents 
Et entendent projeter 
sur la société 
une différenciation 
en trois dimensions.
Celle de l'avoir.
Celle du faire.
Celle de l'être.


Nous proposons, à ce stade, de subdiviser les courants de pensée et modes de vie émergents (C.P.M.V.E.) en trois groupes, sur lesquels nous reviendrons ultérieurement:
. les «militants»,
. les
«mutants»,
. les
«méditants».
Trois groupes, donc, dont seul le premier semble devoir se réclamer des mouvements sociaux (M.S.).
«Un mouvement social se définit par l'identification d'un adversaire, écrit le sociologue français Erik Neveu.
Si des collectifs se mobilisent "
pour" -une hausse de salaire, le vote d'une loi-, cette activité revendicative ne peut se déployer que "contre" un adversaire désigné: employeur, administration, pouvoir politique.»
(1)
D’où notre suggestion de faire du sous-ensemble militant le commun dénominateur entre M.S. et C.P.M.V.E. (2)
Par quoi les deux catégories se rejoindraient et se recouperaient. 
Reste que les C.P.M.V.E. n'intègrent les (purs) militants qu'à la marge. 
Qu'ils englobent également, à l'autre extrême périphérique, ceux que l'anthropologue belge Thierry Verhelst appelait «méditants» 
Et qu'ils se recentrent donc plutôt sur une tierce catégorie, composée de ceux dont le philosophe français René Macaire faisait des «mutants» (3).
Soit une notion que nous ne nous garderons d'aborder ici que pour mieux y revenir plus tard.
Contentons nous, pour l'heure, de préciser que les C.P.M.V.E. ne se conçoivent pas sans rapport à la création.
La résistance pour la résistance, très peu pour eux.
Ou alors des fissures apparaissent au sein des entités qui les portent.
C'est le douloureux moment des dissensions internes.
Qui finissent, à plus ou moins long terme, par déboucher sur la réelle prise en compte de propositions plus constructives.
Sous peine de dissolution fatale.

Société individualiste et matérialiste: 
majoritaire mais déclinante

«L'homme économique est (...) à la fois rationnel et intéressé, écrit le
philosophe et sociologue norvégien John Elster
Autrement dit, ses choix reflètent la poursuite rationnelle de ses intérêts.» (4)
Tel est donc l'acteur central de notre «me now society».
Celle-là même qui fait la part belle à un individualisme consumériste et à un matérialisme acquisitif.
Oui, mais...
Cet homme là, de plus en plus nombreux sont, aujourd'hui, ceux qui refusent de s'en satisfaire.
Une contestation que l'on peut ramener à trois dimensions: 
. celle de l'avoir,
. celle du faire,
. celle de l'être.

La dimension de l’avoir: 
posséder autrement
 
Première dimension, donc: celle de l'avoir.  
Si les C.P.M.V.E. ne rejettent pas la propriété, ils n'en témoignent pas moins d'un sens de la relativité et d'une capacité de distanciation qui tranchent dans la culture encore majoritaire de nos sociétés. (5)
Les adeptes de la simplicité volontaire, par exemple, ne cachent pas leur attirance pour un retour aux sources. 
Des sources moins matérialistes.
Des sources moins individualistes. 
Et souvent les deux à la fois. 
Par quoi les intéressés rejoignent les objecteurs de croissance dont l'argument clé «est que nous sommes largement dépossédés de nos désirs, de nos besoins, ainsi que de la manière de les satisfaire, explicitent les Français Denis Bayon, Fabrice Flipo et François Schneider.
Ce qui s’impose comme la réponse à nos questions concernant le bien-être, le bonheur et l’émancipation, ce n’est plus la réponse de nos concitoyens mais la propagande publicitaire qui détourne et réduit toutes les demandes à la consommation de marchandises fabriquées en grande série, détériorant la qualité de l’espace pu­blic, le réduisant à une sorte de parc d’attraction permanent.» (6)
La fuite en avant de la croissance économique est donc perçue ici comme incompatible avec le bonheur et avec l’équité.
Pire: elle serait aussi, à proprement parler, insensée…
Car la surconsommation, «c'est avant tout une atteinte à l’émancipation collective» (7).
C’est aussi «une domina­tion de tous par une idéologie du pouvoir et de la force, à remplacer, dans une perspective d’émanci­pation, par un souci de vivre-ensemble (...) –un ordre éthique fort différent de celui qui régit le comportement de l’homo oeconomicus et sa cosmologie.» (8)
Le projet de la décroissance passe par un souci de redynamisation, d’esprit critique, de remise en cause des normes établies «dans les domaines où règne un faux consensus pesant et mortifère» (9).
Un projet qui n'est manifestement pas sans inspirer d'autres C.P.M.V.E.
Dont les créatifs culturels
Ou les indignés.

La dimension du faire: 
agir autrement

Deuxième dimension: celle du faire.
Que privilégient les militants.
Ceux-là mêmes qui, en effet, entendent avant tout agir sur la société.
Ceux-là mêmes qui, plus que tout, veulent passer de l’intention à l’action. 
Ceux-là mêmes qui, pour ce faire, cherchent fondamentalement à s'opposer.
Le tout dans le cadre d'une démarche qui leur est inspirée par des proches...
«Plus un individu est déjà au contact de personnes engagées dans l’action militante, plus sa situation personnelle minimise les contraintes professionnelles et familiales, plus ses projets d’engagement reçoivent l’aval de ceux dont il est effectivement proche, plus la probabilité de le voir militer s’accroît, explique le déjà nommé Erik Neveu.
Le soutien des proches, l’investissement d’amis dans un mouvement social est un facteur explicatif puissant des recrutements.» (10)
Place, alors, à la militance.
Qui se conçoit comme une opposition/implication.
- Opposition à un (ou des) adversaire(s) désigné(s).
- Implication...
. collective, dans des groupes associatifs (ONG, ASBL) et/ou politiques;
. voire individuelle, via l'adoption de comportements «différents» dans «ma» propre vie quotidienne. (11)

La dimension de l’être: 
exister autrement

Troisième dimension: celle de l'être.
Qu'affectionnent les méditants.
Bienvenue au pays de l'égotisme, entendu -on y reviendra- comme une quête de soi.
Bienvenue, notamment, au royaume d'un développement personnel qui peut renvoyer...
. soit à un processus psychothérapeutique visant à améliorer son rapport à soi, aux autres et au monde,
. soit au souci de «grandir dans sa vie» sans que celui-ci ne réfère à une approche réellement formalisée. (12)
Bienvenue, aussi, dans l'univers de la spiritualité, qu'elle soit religieuse ou «sans Dieu», «identifiée» (13) ou tâtonnante. (14)

(A suivre)

Christophe Engels 


(1) Neveu Erik, Sociologie des mouvements sociaux, La Découverte, Paris, 2011, p.10.
(2) Nous envisageons ici -et jusqu'à nouvel ordre- les «courants de pensée et modes de vie émergents» dans leur sens le plus large («lato sensu»).
(3) Nous verrons plus tard que les mutants constituent la pierre angulaire de ce que nous appelons «courants de pensée et modes de vie émergents». Nous en ferons donc les «courants de pensée et modes de vie émergents stricto sensu».
(4) Elster John, Le désintéressement. Traité critique de l'homme économique I, Seuil, Paris, 2009, p.9.
(5) Cfr. Commenne Vincent, Evaluation des valeurs et des comportements. Un nouveau regard sur les acteurs de changement, Créatifs Culturels en Belgique, 2023, p.38.
(6) Bayon Denis, Flipo Fabrice, Schneider François, La décroissance. Dix questions pour comprendre et en débattre, La Découverte, Paris, 2010, pp.139-141.
(7) Bayon Denis, Flipo Fabrice, Schneider François, idem, cit., pp.31-33.
(8) Bayon Denis, Flipo Fabrice, Schneider François, idem, pp.200-201.
(9) Bayon Denis, Flipo Fabrice, Schneider François, idem, p.45.
(10) Neveu Erik, Sociologie des mouvements sociaux, La Découverte, 1996-2011, pp.71-72
(11) Commenne Vincent, ibidem, pp.14-15.
(12) Commenne Vincent, ibidem, p.40.
(13) Commenne Vincent, ibidem, p.41.
(14) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute): 
. la suite d'une longue série de messages consacrés à une réflexion approfondie sur les courants de pensée et modes de vie émergents,
. (d'ici plusieurs semaines,) une enquête sur l'immigration...


lundi 10 février 2014

Courants de pensées et modes de vie émergents (14) Préférences indignées: essais transformés !


Pourquoi les indignés n'ont-ils 
ni leader ni programme?   
Parce que leur mouvement 
viserait avant tout 
l’amplification 
des pratiques 
altermondialistes 
de démocratie 
délibérative.  
Dixit le sociologue 
espagnol 
Eduardo Romanos.
 
Les nouveaux mouvements sociaux (N.M.P.) avaient redonné vie, en l’actualisant, au concept de démocratie directe.
Les altermondialistes, eux, ont opté pour l'expérience et la culture organisationnelle de la démocratie délibérative.
Bientôt suivis par les indignés.  
Dont les pratiques et les discours révèlent en effet une profonde affinité avec ce modèle.
Même recours à l'assemblée.
Même quête d'objectif(s) commun(s).
Et surtout même souci d'égalité, de langage inclusif et de transparence.

Transformation des préférences

Egalité?
Langage inclusif?
Transparence?
Trois principes qui, de près ou de loin, étaient déjà au cœur du modèle de démocratie directe et participative déployé, dans les années 1970 et 1980, par les N.M.P.
La valeur ajoutée de la démocratie délibérative se situerait donc ailleurs.
Elle résiderait dans l’accent mis sur la transformation des préférences.
«De fait, la délibération est le mode d’interaction le plus favorable pour cette transformation. (1)
Pour reprendre le raisonnement de Julien Talpin, la théorie de la démocratie délibérative répond sur ce point au paradigme du choix rationnel associé au modèle libéral de démocratie, qui conçoit cette dernière comme un mécanisme d’agrégation de préférences individuelles à travers le vote, écrit le sociologue espagnol Eduardo Romanos. (2)
Dans le modèle libéral, les préférences individuelles sont sacrées et doivent être protégées de l’intervention de l’État.
La théorie de la démocratie délibérative critique cette vision. (...) 
Si chacun vote selon ses préférences individuelles et que celles-ci sont déterminées par des intérêts individuels, les décisions collectives ne peuvent pas tendre vers le bien commun.
En revanche, l’objectif de la délibération serait la formation ou la découverte des préférences (réflexives) de chacun, et leur éventuelle transformation en vue du bien commun, à travers l’accès à l’information et un processus conscientd’apprentissage.» (4)

Pensée collective et écoute active

Le mouvement indigné semble donc reprendre à son compte le principe de la transformation des préférences.
D'où sa réflexion autour de la «pensée collective» et de l’«écoute active».
«La pensée collective est totalement opposée au système actuel qui fonctionne sur une pensée individualiste…
Normalement, face à une décision, deux personnes ayant des idées opposées auront tendance à s’affronter et à défendre violemment leurs idées en ayant pour objectif de convaincre, de l’emporter ou, tout au plus, de parvenir à un compromis.
L’objectif de la pensée collective est de construire.
C’est-à-dire que deux personnes avec des idées différentes mettent leur énergie à construire quelque chose.
Il ne s’agit pas alors de mon idée ou de la tienne.
Ce sont les deux idées ensemble qui vont produire quelque chose de nouveau qu’a priori ni toi ni moi ne connaissions.
C’est pour cela que l’écoute active au cours de laquelle nous ne sommes pas seulement en train de préparer notre réplique est absolument nécessaire.» (4)

Communication dépassionnée, raisonnée et logique

La pensée collective?
Quelque chose qui découle de la synthèse des intelligences et des idées individuelles. 
Non pas une somme éclectique, donc.
Plutôt le résultat de la synthèse.
Les intelligences individuelles mises au service du bien commun.
La création à partir de la différence, celle-ci étant appréhendée comme source d'enrichissement à l’idée commune.
«Pour que la transformation des préférences se produise, le processus délibératif doit être basé sur une communication de qualité. 
La formation de nouvelles préférences visant le bien commun se réalise au travers du débat et de la délibération, comprise comme une forme "dépassionnée, raisonnée et logique" de communication. (3)» (4)

De l'enceinte confinée à la place publique

Les indignés n'auraient-ils donc rien inventé?
Se seraient-ils contentés, consciemment ou inconsciemment, de copier l'original altermondialiste (5)?

Pas tout à fait.
Car à cet édifice, ils auraient apporté leur propre pierre.
Leur propre spécificité.
Leur propre contribution.

«Le 15-M a favorisé le transfert des pratiques délibératives depuis des enceintes plus ou moins limitées (par exemple, les campements, forums sociaux ou centres autogérés) vers les places, et c’est là que semble résider une différence importante.» (4)
Adiós, donc, à la discrétion de l'enceinte confinée. 
Et bienvenidos à la transparence de la place publique... (6)

(A suivre)

Christophe Engels

(1) Landwehr Claudia, Political Conflict and Political Preferences: Communicative Interaction Between Facts, Norms and Interests, Colchester: ECPR Press, 2009, p.118.
(2) Talpin Julien, Schools of Democracy: How Ordinary Citizens (Sometimes) Become Competent in Participatory Budgeting Institutions, Colchester: ECPR Press, 2011, p.16. Voir aussi, Offe, Claus, Crisis and Innovation of Liberal Democracy : Can Deliberation Be Institutionalised?, Czech Sociological Review, vol. 47, no. 3, 2011, p.447-472.
(3) Dryzek John S., Deliberative Democracy and Beyond, New York : Oxford University Press, 2000, p. 64.
(4) Romanos Eduardo, Les Indignés et la démocratie des mouvements sociaux, La Vie des Idées, le 18 novembre 2011, ISSN: 2105-3030. http://www.laviedesidees.fr/Les-Indignes-et-la-democratie-des.html (traduit de l’espagnol par Marie Cordoba).
(5) A moins qu'en l'espèce, cette nébuleuse elle-même ne doive d'ores et déjà être considérée comme un produit dérivé.
(6) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute): la suite d'une longue série de messages consacrés aux courants de pensée et modes de vie émergents.