dimanche 18 mai 2014

Courants de pensée et modes de vie émergents (34) Mutant. Soi, soi, mon soi...



  Le militant (brut) tombe trop souvent dans ce travers 
qui consiste à pointer du doigt.
A stigmatiser.
A désigner comme représentant(s) du mal.
De quoi se rassurer.
Et se donner l'illusion 
de vivre dans un monde plus ou moins sous contrôle.
Où, bien sûr, l'intéressé se situe
du bon côté de la barrière.
Car il aurait beaucoup trop de difficultés
à expliquer et à accepter 
que nous sommes tous susceptibles 
de comportements répréhensibles.
Même si c'est justement une telle prise de conscience 
qui pourrait le rendre moins rigide.
Plus citoyen.
Plus... «mutant»!
Approfondissement 
avec le psychologue belge Ilios Kostou (1)...

«Nous considérons bien souvent les autres, et nous-même, comme des identités rigides dont le caractère, la personnalité, seraient des attributs ou des agrégats fixes qui rendraient compte de tous les comportements.
Pour expliquer les faits et gestes de quelqu'un, nous avons tous une propension à surévaluer les déterminants liés à son caractère au détriment de la prise en compte du contexte.»
Ainsi s'exprime Ilios Kostou.
Qui ajoute... 
«Nous surestimons notre capacité de libre arbitre et notre degré d'autonomie et oublions que tous nos comportements, ainsi que ceux des autres, sont influencés par de très nombreux éléments tant internes qu'externes: notre santé, notre humeur, les personnes qui nous entourent, la pression à se conformer à un groupe ou l'effet d'autorité.
En fait, nous sommes tous capables de nombreux comportements, dont certains que notre morale réprouverait.»
Comment résoudre ce problème?
En dépassant le nombrilisme pour accéder à une certaine forme de sagesse...   
«Par sagesse, entendez cette qualité dotée de trois composantes: 
. la capacité à reconnaître que notre propre savoir est limité, 
. la conscience que le monde change continuellement 
. et le souci davantage porté au bien commun qu'à nos seuls intérêts.
A l'inverse, le nombrilisme se définit par 
. la rigidité de ses propres idées,
. un sentiment d'un monde immuable
. et une préoccupation essentiellement centrée sur soi.» (2)

Perspective XXL

Le nombrilisme tend à tout ramener 
. à soi-même,
. au passé intérieur.
Il conviendrait donc de prendre du recul. 
De prendre ce qui nous arrive moins au sérieux.
De nous détacher des étiquettes dont on nous a affublé.

Et, pour ce faire, d'«apprendre à observer nos pensées (jugements, justifications), nos émotions et nos sensations comme elles se présentent, au moment où elles surgissent et à les regarder évoluer d'instant en instant.» (3)
Une manière de tenir à l'oeil notre expérience tout en restant en contact avec le moment présent, qui n'est pas sans rappeler les approches de méditation dite «de pleine conscience» (mindfulness). 
«La clé de l'apprentissage est de prendre conscience que nos expériences se modifient continuellement et que, dès lors, nous ne sommes pas obligé de rester attaché à des histoires et à des sensations anciennes.» (4)
«Cette manière de percevoir le monde nous ancre dans le présent et nous éloigne, nous libère du poids des jugements.
Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas juger ou que l'on ne jugera plus jamais: le jugement est une fonction importante et parfois très utile du mental.
Mais réaliser la différence entre ce que l'on perçoit dans l'expérience du moment présent et tous les commentaires et jugements produits par notre tête nous permet de moins être le jouet de notre propre esprit.» (5)
Viendrait alors l'heure de développer une perspective encore plus large. 
Qui inclut jusqu'à notre propre comportement d'observation.
«On appelle parfois "soi observateur" cette perspective qui englobe et nous permet d'observer toutes nos expériences, émotions, sensations et pensées. 
Alors que chaque émotion, sensation, pensée a une durée limitée et change continuellement, ce soi est la perspective immuable et intemporelle qui observe ces changements.» (6)

Egoïste, tendance hypo

Une telle démarche fait écho à ce que les chercheurs en psychologie sociale qualifient d'«hypoégoïsme».
Soit un mode de pensée que nous adopterions à  certains moments de notre vie et qui se traduirait par un comportement plus décentré et plus humble.
«Quand c'est le cas, les personnes sont plus centrées sur le présent, sur les éléments concrets de leurs comportements plutôt que sur leur valeur ou leur réputation.
Dotée d'un sens de soi moins individualisé et conceptualisé, la personne réagira moins à ce qui pourrait menacer son ego (critiques, échecs) et répondra aux situations avec plus d'équanimité.
Elle se prêtera également moins à des généralisations puisque son mode de pensée sera moins rigide.
» (7)
Et Kotsou de citer Paul Valéry...
«Modestes sont ceux en qui le sentiment d'être d'abord des hommes l'emporte sur le sentiment d'être soi-même.
Ils sont plus attentifs à leur ressemblance avec le commun qu'à leur différence et singularité.» (8)
Le mode hypoégoïste nous ouvrirait donc à une expansion.
A un élargissement de soi.

A un mouvement contraire à celui de la rétraction provoquée par le nombrilisme.
De quoi nous permettre d'accéder à une nouvelle perspective. 
Qui ferait de nous des personnes fondamentalement reliées aux autres et au monde.  
«L'idée est (...) d'élargir notre conception de nous-même au maximum, de manière à y inclure les autres, depuis nos proches jusqu'à l'ensemble des êtres vivants.
L'élargissement de soi nous amène donc à nous définir en lien avec le reste du monde et non dans l'opposition ou la différenciation.» (9)(10) 

(A suivre)

Christophe Engels (d'après Ilios Kotsou)


(1) Ilios Kostou intervient sur les thèmes de l'intelligence émotionnelle et de la pleine conscience (Université Libre de Bruxelles, Louvain School of Management, Université de Savoie). Cofondateur de l'association Emergences qui finance des projets de solidarité, il a publié de nombreux ouvrages, dont Eloge de la lucidité. Se libérer des illusions qui empêchent d'être heureux (Robert Laffont, Paris, 2014).
(2) Kotsou Ilios, Eloge de la lucidité. Se libérer des illusions qui empêchent d'être heureux, Robert Laffont, Paris, 2014, p.198.
(3) Kotsou Ilios, idem, p.202.
(4) Kotsou Ilios, idem, 2014, p.204.
(5) Kotsou Ilios, idem, 2014, p.204.
(6) Kotsou Ilios, idem, pp.204-205.
(7) Kotsou Ilios, idem, 2014, p.208.
(8) Valéry Paul, Tel quel, Gallimard, Paris, 1941, p.107.
(9)
Kotsou Ilios, ibidem, pp.210-211.  
(10)
Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute):
. la suite d'une longue série de messages sur les courants de pensée et modes de vie émergents,
. des analyses sur la social-démocratie, l'écologie politique (après le libéralisme ainsi que l'humanisme démocratique qui, pour rappel, ont d'ores et déjà été abordés) et l'immigration.


 
Au-delà de l'ego, selon Swami Prajnanpad

«L'ego est ce qui nous fait dire: "c'est à moi! "
C'est la projection sur l'extérieur.
C'est la réaction du désir ou du refus, autrement dit l'émotion.
"Ex-movere" se meut vers l'extérieur (de soi).
L'
ego est la subjectivité, au sens courant du terme.
Tout rapporter à moi.
On ne peut connaître quelque chose qu'en l'expérimentant et, pour ce faire, nous devons lui dire oui, l'accueillir. 
Ainsi, quand il n'y a effort ni de courir vers, ni de fuir, on sent que l'on est avec ce qui est. 
De même quand vous travaillez, vous devez être totalement présent. 
Si vous mangez, alors "vous mangez". 
C'est tout. 
Ne vous préoccupez ni de celui qui mange, ni de ce qui est mangé. 
Contentez-vous de "manger". 
Le "vous" disparaît. 
De même, si vous créez un modèle en tant que modéliste, il n'y a que l'action de faire un modèle. 
Il n'y a pas d'ego ni de modèle. 
Ainsi, à n'importe quel moment, il y a seulement "ce qui est en train d'être".»

Swami Prajnanpad 

 

3 commentaires:

  1. Les « masques » sont-ils les acteurs de la société capitaliste ?

    « Cependant, rappelle Anselm Jappe, la corruption exercée par le pouvoir, le goût du privilège, l’ambition ne constituent que le niveau le plus superficiel de la question. Le véritable problème, c’est que nous vivons dans une société régie par le fétichisme de la marchandise, et dans la « politique » comme dans l’ « économie », il n’existe aucune autonomie des personnes, aucune marge de manœuvre. Si une autonomie existe, elle existe hors de la politique et de l’économie, et contre celles-ci. On peut, dans une certaine mesure, refuser de participer au système, mais on ne peut pas y participer en espérant l’améliorer. Les « masques », comme Marx appelait les acteurs de la société capitaliste, ne sont pas les auteurs du scénario qu’ils sont appelés à jouer. Ils ne sont là que pour traduire en réalité les « contraintes du marché » et les « impératifs technologiques ». »

    Anselm Jappe a ainsi de forts propos. N'est-ce pas une raison suffisante pour en prendre connaissance ?

    Michel Peyret
    ./...

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  2. ./...
    Mercredi 2 mai 2012

    « Not in my name ! », par Anselm Jappe (au sujet de la question « Pourquoi voter ? »)



    mouton2.jpgNot in my name !

    Anselm Jappe*

    Dans une des Histoires de Monsieur Keuner de Bertolt Brecht, intitulée « Mesures contre la violence », Keuner raconte ceci : « Un beau jour, au temps de l’illégalité, M. Egge qui avait appris à dire non, vit venir chez lui un agent, qui présenta un certificat établi par ceux qui étaient les maîtres de la ville, et sur lequel était écrit que toute demeure dans laquelle il posait le pied devait lui appartenir ; de la même façon, toute nourriture qu’il désirait devait lui appartenir, et tout homme qu’il apercevait, devrait devenir son serviteur. L’Agent s’assit sur une chaise, réclama à manger, fit sa toilette, se coucha et demanda le visage tourné vers le mur : ‘‘ Vas-tu être mon serviteur ? ’’ M. Egge le couvrit d’une couverture, chassa les mouches, veilla sur son sommeil, et comme ce jour-là il lui obéit pendant sept années. Mais quoi qu’il fît pour lui, il y eut une chose qu’il se garda bien de faire : c’était de dire un mot. Lorsque les sept années furent passées, et que l’Agent fut devenu gros à force de manger, de dormir et de donner des ordres, l’Agent mourut. Alors M. Egge l’enveloppa dans la couverture tout abîmée, le traîna hors de la maison, nettoya la couche, passa les murs à la chaux, respira profondément et répondit : ‘‘ Non ! ’’ »

    Je n’ai jamais voté de toute ma vie. J’ai même été arrêté à 17 ans par la police pour avoir fait de la propagande anti-électorale devant un bureau de vote. Je ne réussis pas à comprendre ceux qui prétendent être « critiques », « révolutionnaires », ou « contre le système » et qui vont quand même voter. Les seuls électeurs que je comprenne, ce sont ceux qui votent pour leur cousin ou pour quelqu’un qui leur procurera un logement social.

    Il est vrai que, même si l’on déteste l’argent, on ne peut pas actuellement renoncer à son usage, et même si on critique le travail, on est généralement obligé d’en chercher. Mais personne n’est obligé de voter, ni d’avoir la télévision. Parfois on est forcé de se taire, mais on n’est jamais obligé de dire : « Oui, patron ».

    Peut-on voter sans y croire, en considérant seulement la toute petite différence qui pourrait quand même exister entre le candidat X et la candidate Y, entre le parti des bonnets blancs et le parti des blancs bonnets ? Les candidats, les partis et les programmes me semblent tous égaux. Mais si c’est ainsi, me dira-t-on, pourquoi ne pas participer aux élections avec un programme différent, ne serait-ce que pour attirer l’attention du public, avoir un représentant au conseil communal ou au Parlement, se faire rembourser les frais de propagande ? Cela a mal tourné pour tous ceux qui s’y sont essayés, même à l’échelle locale. « Qui mange de l’Etat, en crève », disait Gustav Landauer, qui a payé de sa vie sa participation à une tentative de changer réellement les choses, au lieu d’aller voter. La machine politique broie ceux qui y participent. Ce n’est pas une question de caractère personnel. Bakounine disait fort judicieusement : « Prenez le révolutionnaire le plus radical et placez-le sur le trône de toutes les Russies ou conférez-lui un pouvoir dictatorial – avant un an, il sera devenu pire que le tsar. »
    ./...

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  3. ./...
    Mais il existe quand même une différence, m’objectera-t-on, sinon entre Hollande et Sarkozy, au moins entre Mélenchon et Le Pen ! S’il n’y avait que ceux-ci au deuxième tour, et si tout dépendait de ton vote ? Tu irais quand même empêcher le pire, rien que pour sauver quelques immigrés de la déportation ! – D’abord, il est ridicule d’évoquer de telles improbabilités, comme on le faisait en 2002 pour pousser le troupeau vers les bureaux de vote. Et l’ennemi, c’est toujours l’électeur : le problème n’est pas Le Pen ou Berlusconi, mais les millions de Français ou d’Italiens qui les aiment parce qu’ils les trouvent semblables à eux.

    Ensuite, la question est mal posée. Dans les dernières décennies, des représentants de la gauche, voire de la gauche communiste ou radicale, ont participé à de nombreuses expériences de gouvernement, dans le monde entier. Nulle part ils n’ont rechigné à mettre en œuvre les politiques néo-libérales, même les plus féroces ; souvent ce sont eux qui en ont pris l’initiative. Je ne connais pas un seul cas d’un membre de la gauche au pouvoir qui a démissionné en disant qu’il ne pouvait pas suivre une telle politique, que sa conscience le lui interdisait. Ceux qui sont capables de scrupules semblables ne seront pas même proposés aux élections cantonales par leurs collègues de parti.

    Cependant, la corruption exercée par le pouvoir, le goût du privilège, l’ambition ne constituent que le niveau le plus superficiel de la question. Le véritable problème, c’est que nous vivons dans une société régie par le fétichisme de la marchandise, et dans la « politique » comme dans l’ « économie », il n’existe aucune autonomie des personnes, aucune marge de manœuvre. Si une autonomie existe, elle existe hors de la politique et de l’économie, et contre celles-ci. On peut, dans une certaine mesure, refuser de participer au système, mais on ne peut pas y participer en espérant l’améliorer.

    Les « masques », comme Marx appelait les acteurs de la société capitaliste, ne sont pas les auteurs du scénario qu’ils sont appelés à jouer. Ils ne sont là que pour traduire en réalité les « contraintes du marché » et les « impératifs technologiques ». Pourquoi alors s’étonner que ceux qui veulent « jouer le jeu », une fois qu’ils sont arrivés à ce qu’on appelle très injustement « le pouvoir », ne font qu’être « réalistes », concluent des alliances avec les pires salauds et s’exaltent pour chaque petite victoire obtenue en échange de dix saloperies qu’ils ont dû accepter en même temps ? Et est-ce que vous vous souvenez de ceux qui étaient convaincus que des femmes, ou des noirs, ou des homosexuels déclarés en politique auraient fait une politique « différente » ?

    Il y avait effectivement de bonnes raisons pour préférer la démocratie bourgeoise au stalinisme ou au fascisme. Mais Hitler n’a été arrêté par aucun « vote utile ». C’est sûr que ce n’est pas avec le bulletin de vote qu’on évitera le pire, bien au contraire. « Elections, piège à cons », criait-on dans la rue en 1968. Dans les urnes, c’était toujours le Général qui gagnait.

    Texte paru dans la revue française Lignes, n°37, février 2012, pp. 85-88.

    *Philosophe, auteur de divers ouvrages dédiés à la critique de la valeur, et notamment de « Guy Debord. Essai » (Denoël), « Les Aventures de la marchandise » (Denoël), « Crédit à mort. La décomposition du capitalisme et ses critiques » (Lignes)

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