Comment faire en sorte
que le traumatisme
puisse être entendu?
Une
question existentielle
à
laquelle les réfugiés
Tout
comme l'ont été,
avant eux,
les
rescapés des camps
de concentration.
Tels
les écrivains
Jorge Semprun (ci-dessus)
et Primo Levi (ci-contre).
Faire
entendre un passé traumatique à un interlocuteur choisi, voire
imposé, sinon même hostile.
Un
tel objectif est-il susceptible d'être atteint par l'intermédiaire
d'un récit brut et purement documentaire?
Non,
estime l'Espagnol Jorge Semprun (1).
Qui
raconte sa rencontre avec un certain Manuel A., survivant du camp de
Manthausen.
Et
donc «revenant» comme lui.
«Je
ne m'y retrouvais pourtant pas, dans les récits de Manuel A.
C'était
désordonné, confus, trop prolixe, ça s'embourbait dans les
détails, il n'y avait aucune vision d'ensemble, tout était placé
sous le même éclairage.
C'était
un témoignage à l'état brut, en somme: des images en vrac.
Un
déballage de faits, d'impressions, de commentaires oiseux.
Je
rongeais mon frein, ne pouvant intervenir pour lui poser des
questions, l'obliger à mettre de l'ordre et du sens dans le non-sens
désordonné de son flot de paroles.
Sa
sincérité indiscutable n'était plus que de la rhétorique, sa
véracité n'était même plus vraisemblable.» (2)
Art
Témoigner,
c'est bien.
Encore
s'agit-il de le faire comme il convient.
Et
aussi d'être entendu.
Histoire
de ne pas se retrouver dans la situation si remarquablement décrite
par l'Italien Primo Levi (3)...
«J'évoque
en détail notre faim, le contrôle des poux, le Kapo qui m'a frappé
sur le nez et m'a ensuite envoyé me laver parce que je saignais.
C'est
une jouissance intense, physique, inexprimable que d'être chez moi,
entouré de personnes amies, et d'avoir tant de choses à raconter:
mais c'est peine perdue, je m'aperçois que mes auditeurs ne me
suivent pas.
Ils
sont même complètement indifférents: ils parlent confusément
d'autre chose entre eux, comme si je n'étais pas là.
Ma
soeur me regarde, se lève et s'en va sans un mot.
Alors
une désolation totale m'envahit, comme certains désespoirs enfouis
dans les souvenirs de la petite enfance, une douleur à l'état pur,
que ne tempèrent ni le sentiment de la réalité ni l'intrusion de
circonstances extérieures, la douleur des enfants qui pleurent;
et il vaut mieux pour moi remonter de nouveau à la surface, mais
cette fois-ci j'ouvre délibérément les yeux, pour avoir en face de
moi la garantie que je suis bien réveillé.
Mon
rêve est là devant moi, encore chaud, et moi, bien qu'éveillé, je
suis tout plein de son angoisse; et alors je me rappelle que ce
rêve n'est pas un rêve quelconque, mais que depuis mon arrivée, je
l'ai déjà fait je ne sais combien de fois, avec seulement quelques
variantes dans le cadre et les détails.
Maintenant
je suis pleinement lucide, et je me souviens également de l'avoir
déjà raconté à Alberto, et qu'il m'a confié, à ma grande
surprise, que lui aussi fait ce rêve, et beaucoup d'autres camarades
aussi, peut-être tous.
Pourquoi
cela?
Pourquoi
la douleur de chaque jour se traduit-elle dans nos rêves de manière
aussi constante par la scène toujours répétée du récit fait et
jamais écouté?» (4)
Art...
ifice
Pas
étonnant, dans ces conditions, que Semprun insiste sur la nécessité
de disposer de la volonté et des moyens de susciter l'intérêt du
lecteur.
«Raconter
bien, ça veut dire: de façon à être entendus.
On
n'y parviendra pas sans un peu d'artifices.
Suffisamment
d'artifice pour que ça devienne de l'art.» (5)
Et
l'Espagnol, un peu plus loin, d'en remettre une nouvelle couche...
«Comment
raconter une vérité peu crédible, comment susciter l'imagination
de l'inimaginable, si ce n'est en élaborant, en travaillant la
réalité, en la mettant en perspective?
Avec
un peu d'artifice, donc!»
(6)(7)
(A
suivre)
Christophe
Engels
(1)
Jorge Semprun (1923-2011) a été arrêté en 1943 par la Gestapo et
envoyé au camp de concentration de Buchenwald. Libéré par les
troupes de Patton en 1945, il s'est consacré à la résistance au
régime de Franco, à la militance communisme, puis à l'écriture. Et il deviendra ministre espagnol de la culture1. Il sera élu à
l'académie Goncourt en 1996.
(2)
Semprun Jorge, L'écriture ou la vie, Gallimard, coll.
Folioplus classiques, Paris, 1994-2012, pp.274-275.
(3) Ingénieur
chimiste juif et italien, Primo Levi (1919-1987) est déporté en
février 1944 à Auschwitz. Il sera libéré par l'Armée rouge le
27 janvier 1945. Et livrera son premier témoignage dans «Si
c'est un homme», publié dès 1947.
(4) Levi Primo, Si c'est un homme, Robert Laffont, Paris, 1947.
(4) Levi Primo, Si c'est un homme, Robert Laffont, Paris, 1947.
(5)
Semprun Jorge,ibidem, p.148.
(6)
Semprun Jorge, ibidem, p.149.
(7)
Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute):
.
la suite d'une série de messages consacrés à l'immigration,
.
des analyses sur la social-démocratie et l'écologie politique
(après le libéralisme
ainsi que l'humanisme
démocratique qui, pour rappel, ont d'ores et déjà été
abordés).