dimanche 28 septembre 2014

Immigration. Etre entendu















Comment faire en sorte 
que le traumatisme 
puisse être entendu?
Une question existentielle
à laquelle les réfugiés 
sont le plus souvent confrontés.
Tout comme l'ont été, 
avant eux,
les rescapés des camps 
de concentration.
Tels les écrivains 
Jorge Semprun (ci-dessus)
et Primo Levi (ci-contre).


Faire entendre un passé traumatique à un interlocuteur choisi, voire imposé, sinon même hostile.
Un tel objectif est-il susceptible d'être atteint par l'intermédiaire d'un récit brut et purement documentaire?
Non, estime l'Espagnol Jorge Semprun (1).
Qui raconte sa rencontre avec un certain Manuel A., survivant du camp de Manthausen.
Et donc «revenant» comme lui.
«Je ne m'y retrouvais pourtant pas, dans les récits de Manuel A.
C'était désordonné, confus, trop prolixe, ça s'embourbait dans les détails, il n'y avait aucune vision d'ensemble, tout était placé sous le même éclairage.
C'était un témoignage à l'état brut, en somme: des images en vrac.
Un déballage de faits, d'impressions, de commentaires oiseux.
Je rongeais mon frein, ne pouvant intervenir pour lui poser des questions, l'obliger à mettre de l'ordre et du sens dans le non-sens désordonné de son flot de paroles.
Sa sincérité indiscutable n'était plus que de la rhétorique, sa véracité n'était même plus vraisemblable.» (2)

Art

Témoigner, c'est bien.
Encore s'agit-il de le faire comme il convient.
Et aussi d'être entendu.
Histoire de ne pas se retrouver dans la situation si remarquablement décrite par l'Italien Primo Levi (3)...
«J'évoque en détail notre faim, le contrôle des poux, le Kapo qui m'a frappé sur le nez et m'a ensuite envoyé me laver parce que je saignais.
C'est une jouissance intense, physique, inexprimable que d'être chez moi, entouré de personnes amies, et d'avoir tant de choses à raconter: mais c'est peine perdue, je m'aperçois que mes auditeurs ne me suivent pas.
Ils sont même complètement indifférents: ils parlent confusément d'autre chose entre eux, comme si je n'étais pas là.
Ma soeur me regarde, se lève et s'en va sans un mot.

Alors une désolation totale m'envahit, comme certains désespoirs enfouis dans les souvenirs de la petite enfance, une douleur à l'état pur, que ne tempèrent ni le sentiment de la réalité ni l'intrusion de circonstances extérieures, la douleur des enfants qui pleurent; et il vaut mieux pour moi remonter de nouveau à la surface, mais cette fois-ci j'ouvre délibérément les yeux, pour avoir en face de moi la garantie que je suis bien réveillé.

Mon rêve est là devant moi, encore chaud, et moi, bien qu'éveillé, je suis tout plein de son angoisse; et alors je me rappelle que ce rêve n'est pas un rêve quelconque, mais que depuis mon arrivée, je l'ai déjà fait je ne sais combien de fois, avec seulement quelques variantes dans le cadre et les détails.
Maintenant je suis pleinement lucide, et je me souviens également de l'avoir déjà raconté à Alberto, et qu'il m'a confié, à ma grande surprise, que lui aussi fait ce rêve, et beaucoup d'autres camarades aussi, peut-être tous.
Pourquoi cela?
Pourquoi la douleur de chaque jour se traduit-elle dans nos rêves de manière aussi constante par la scène toujours répétée du récit fait et jamais écouté?» (4)

Art... ifice

Pas étonnant, dans ces conditions, que Semprun insiste sur la nécessité de disposer de la volonté et des moyens de susciter l'intérêt du lecteur.
«Raconter bien, ça veut dire: de façon à être entendus.
On n'y parviendra pas sans un peu d'artifices. 
Suffisamment d'artifice pour que ça devienne de l'art.» (5)
Et l'Espagnol, un peu plus loin, d'en remettre une nouvelle couche...
«Comment raconter une vérité peu crédible, comment susciter l'imagination de l'inimaginable, si ce n'est en élaborant, en travaillant la réalité, en la mettant en perspective?
Avec un peu d'artifice, donc!» (6)(7)

(A suivre)

Christophe Engels


(1) Jorge Semprun (1923-2011) a été arrêté en 1943 par la Gestapo et envoyé au camp de concentration de Buchenwald. Libéré par les troupes de Patton en 1945, il s'est consacré à la résistance au régime de Franco, à la militance communisme, puis à l'écriture. Et il deviendra ministre espagnol de la culture1. Il sera élu à l'académie Goncourt en 1996.
(2) Semprun Jorge, L'écriture ou la vie, Gallimard, coll. Folioplus classiques, Paris, 1994-2012, pp.274-275.
(3)  Ingénieur chimiste juif et italien, Primo Levi (1919-1987) est déporté en février 1944 à Auschwitz. Il sera libéré par l'Armée rouge le 27 janvier 1945. Et livrera son premier témoignage dans «Si c'est un homme», publié dès 1947.
(4) Levi Primo, Si c'est un homme, Robert Laffont, Paris, 1947.
(5) Semprun Jorge,ibidem, p.148.
(6) Semprun Jorge, ibidem, p.149.
(7) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute):
. la suite d'une série de messages consacrés à l'immigration,
. des analyses sur la social-démocratie et l'écologie politique (après le libéralisme ainsi que l'humanisme démocratique qui, pour rappel, ont d'ores et déjà été abordés). 


mercredi 24 septembre 2014

Immigration. Un inconnu qui vous veut du bien...


















Pour le réfugié, 
l'injonction à témoigner
se traduit souvent 
par un tiraillement.
D'un côté, 
la nécessité, externe,
de répondre à l'impératif 
d'une autorité publique.
De l'autre, 
celle, interne,
de se protéger 
des exigences psychiques
liées à ce témoignage. 


Les difficultés rencontrées par certains réfugiés à témoigner de leur passé ne renvoient pas seulement à la ténacité d'un ennemi intérieur.
Elles s'alimentent également à la source d'autres écueils.
Interpersonnels, ceux-là...

Inconcevable réalité

Premier écueil: celui d'une soif de reconnaissance.
«L'expérience que relate le survivant est incroyable, rappelle la psychologue et psychanalyste Régine Weinrater (1).
Si incroyable que, par moments, il doute lui-même de sa réalité.» (2)
Du coup, «le rescapé a besoin de voir chez les autres les réactions qu'il ne peut parfois pas éprouver lui-même.» (3)
Ajoute cette autre «psy» qu'est la Française Elise Pestre (photo ci-contre)(4).
Qui précise de surcroît...
«Le réfugié demande protection à un Etat et demande à être reconnu par une nouvelle communauté.
Disgracié politiquement, il invoque la reconnaissance de la fuite de ses persécutions pour que l'on répare quelque chose du préjudice qu'il a subi «là-bas».
Il ne s'agit pas ici d'une réparation transversale entre le bourreau et la victime mais d'une autre forme de réparation, qui passe par un tiers: l'Etat d'un pays autre que le sien.» (5)
La demande d'asile s'apparenterait alors à une requête en indemnisation psychique pour des préjudices subis au préalable et par ailleurs. 
Raison pour laquelle la reconnaissance externe peut acquérir une importance tout à fait majeure.
Il s'agit souvent, en effet, de trouver le moyen de restaurer une intériorité psychique qui a volé en éclats.
Un besoin auquel, malheureusement, le représentant anonyme du système administratif n'est évidemment pas le mieux armé pour répondre...

Un inconnu nommé... fonctionnaire!

Deuxième écueil: celui renvoyant à l'embarras de se dire à un inconnu.
Selon feu le psychanalyste et psychiatre français Jacques Lacan (6), toute demande cacherait quelque part un appel à l'amour.
Au point que l'objet de la requête importerait moins que la manière dont le destinataire fait acte de présence et de répondant. 
Hélas! Le fonctionnaire de l'immigration n'a pas davantage vocation à assouvir ce type de besoin.
Face à l'interlocuteur institutionnel, le réfugié se retrouve donc souvent égaré. 
Sinon gêné.
Gêné, dixit Pestre, «de partager un vécu d'horreur avec quelqu'un qui n'a pas la même expérience et qui est perçu comme étant trop "carré", mais probablement aussi intrusif et inquiétant.» (7)

Restriction focalisante

Le représentant officiel, pour commencer, tendra à réduire le visiteur à son identité de survivant.
«Lors de la demande d'asile, le récit exigé se voit circonscrit à une période donnée qui renvoie généralement à un moment qui a fait irruption dans la vie du réfugié et qui a été vécu, pour beaucoup, comme destructeur.
Cette sorte de "restriction focalisante" sur une séquence donnée évacue la trame d'ensemble de sa vie, alors que le nouage temporel -entre passé, présent et futur- représente la condition même pour qu'il puisse s'affranchir de l'emprise traumatique.» (8)
Le risque, avec ce récit fragmentaire, c'est que le sujet se sente limité à cette unique identité de survivant, qu'il se réduise à son traumatisme.
Avec une conséquence possible: la colère.
Dirigée contre cet «olibrius» qui, décidément, ne comprend rien à rien.
«La haine maintient le sujet en vie, et vise à faire surgir l'altérité. (...)
Haïr et attaquer l'interlocuteur, tels sont les modes auxquels accèdent certains patients, pour se défendre rétroactivement des dommages vécus, l'impossibilité d'y faire face là-bas ayant été inconditionnelle.
L'agression se retourne ainsi à la fois vers le dedans et le dehors, affectant les relations intersubjectives.» (9)
Autre issue envisageable: l'«impossible qui s'infinitise» dans la répétition continuelle de son récit.
Soit l'incapacité, à force d'avoir à revenir répétitivement et factuellement sur le passé, de laisser libre cours à l'indispensable travail de deuil.
«Empêché de se détacher de l'objet perdu, l'intéressé s'identifie à cet objet défunt.
Le psychisme est alors envahi par une culpabilité inconsciente massive et des autoreproches accusateurs, liés à l'impossibilité d'une telle tâche.» (10)
A noter, par ailleurs, que «les angoisses massives engendrées par l'exil forcé peuvent renvoyer, elles aussi, à la question de l'origine.
En quittant son pays, c'est finalement comme si le sujet migrant s'était "arraché à la matrice territoriale et psychique" qui l'aidait à mieux vivre auparavant.» (11)(12)

(A suivre)

Christophe Engels


(1) Psychologue clinique et psychanalyste, Régine Waintrater est maître de conférences à l’UFR Etudes psychanalytiques de l'Université Paris-Diderot. Elle a participé à et codirigé deux programmes de recueil de témoignages de survivants de la Shoah. Elle travaille depuis plusieurs années avec des équipes de santé mentale du Rwanda et avec des survivants des événements rwandais de 1994. 
(2) Weinrater Régine, Sortir du génocide. Témoigner pour réapprendre à vivre, Payot, Paris, 2003, p.114 
(3) Pestre Elise, La vie psychique des réfugiés, Payot et Rivages, coll. Petite bibliothèque Payot, Paris, 2010-2014, p.17. 
(4) Elise Pestre est maîtresse de conférences à l'Université Paris-Diderot et chercheure au centre de recherches Psychanalyse, Médecine et Société. 
(5) Pestre Elise, ibidem, p.159 
(6) En reprenant et en interprétant l'ensemble des concepts freudiens Jacques Lacan (1901-1981) a mis à jour une cohérence dégagée de la biologie et orientée vers le langage et y a ajouté sa propre conceptualisation ainsi que certaines recherches intellectuelles de son époque (tels le structuralisme et la linguistique), donnant naissance à un courant psychanalytique : le lacanisme. Cfr., en l'occurrence, Lacan Jacques, Le désir de l'Autre, in Les formations de l'inconscient. Le séminaire, Livre V, Paris, Seuil, 1958, p.387-403. 
(7) Pestre Elise, ibidem, pp.77-78. 
(8) Pestre Elise, ibidem, pp.147-148. 
(9) Pestre Elise, ibidem, p.157. 
(10) Pestre Elise, ibidem, p.159 
(11) Pestre Elise, ibidem, p.161.
(12) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute):
. la suite d'une série de messages consacrés à l'immigration,
. des analyses sur la social-démocratie et l'écologie politique (après le libéralisme ainsi que l'humanisme démocratique qui, pour rappel, ont d'ores et déjà été abordés).


samedi 20 septembre 2014

Immigration. Le silence de Danah


  Au-delà de
la mémoire,
sont multiples.
Et renvoient 
à bien 
des écueils.
Politiques?
Econo-
miques?
Sociaux?
Oui, bien sûr.
Mais aussi 
psychiques.
Et culturels.




«Peut-être qu'ils me prennent pour une folle...» 
Danah (1) se soumet elle-même au feu des questions existentielles.
Au point de renoncer à toute présence dans les lieux publics.
Et surtout d'éviter le recours aux transports en commun.
Non seulement cette demandeuse d'asile guinéenne ne va pas bien.
Mais elle s'isole chaque jour davantage.

Ennemi intérieur

Pour les réfugiés, de telles difficultés ne sont pas rares.
Empêchant notamment de témoigner de leur passé.
Mais la mémoire n'est pas seule en cause.
Bien d'autres écueils psychiques se tiennent en embuscade.
«Se sentir bouleversé en profondeur par le fait d'avoir été soudainement confronté à la mort se retrouve chez chacun, qu'il soit africain, européen ou asiatique, confirme la psychologue et psychanalyste française Elise Pestre (2).
Avoir été amené à connaître ce qu'aucun homme n'aurait dû voir ni connaître -la cruauté humaine- ébranle dans leur édifice bon nombre de sujets.» (3)
Le traumatisme, en effet, est un fait universel.
Même s'il se prolonge dans les spécificités d'une culture...

Vous avez demandé la culture? Ne quittez pas...

Un petit exemple vaut-il mieux qu'un long discours?
Abordons donc celui de la solitude.
Que les sociétés traditionnelles posent comme un interdit majeur.
S'extraire du groupe?
Inacceptable!
S'écarter de la communauté?
Un tabou!
Jouer le jeu de l'indépendance?
Une infraction au code culturel!
«Je me sens seul, avoue un Camerounais.
Et j'ai peur de devenir fou.
Car dans mon pays, seuls les fous sont isolés.» (4)
Comment, dans ces conditions, ne pas comprendre que, pour le sujet dont la psyché éparpillée ne trouve plus d'issue pour se rassembler, la «reliance» au culturel ne relève plus du simple choix?
Mais qu'il soit ressenti comme une nécessité.
Comme une obligation.
Comme un impératif.
Danah le sait mieux que personne.
«J'ai honte, murmure-t-elle.
Honte de ce que je suis devenue...» (5)

(A suivre)

Christophe Engels 


(1) Cfr. Pestre Elise, La vie psychique des réfugiés, Payot et Rivages, coll. Petite bibliothèque Payot, Paris, 2010-2014, p.85.
(2) Elise Pestre est maîtresse de conférences à l'Université Paris-Diderot et chercheure au centre de recherches Psychanalyse, Médecine et Société.
(3) Pestre Elise, La vie psychique des réfugiés, Payot et Rivages, coll. Petite bibliothèque Payot, Paris, 2010-2014, pp.77-78.
(4) D'après Pestre Elise, La vie psychique des réfugiés, Payot et Rivages, coll. Petite bibliothèque Payot, Paris, 2010-2014, pp.77-78. 
(5) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute): 
. la suite d'une série de messages consacrés à l'immigration,
. des analyses sur la social-démocratie et l'écologie politique (après le libéralisme ainsi que l'humanisme démocratique qui, pour rappel, ont d'ores et déjà été abordés).  


mardi 16 septembre 2014

Immigration. Des souvenirs... interdits de séjour


«Rejeté.»
Si la sanction 
tant redoutée
frappe 
un si grand nombre 
de demandeurs d'asile,
c'est souvent au motif 
que les persécutions alléguées
seraient «improbables», 
voire «falsifiées».
Le constat, impitoyable, 
n'est pourtant 
pas toujours avéré.
En cause, notamment:
un phénomène psychique
qui fait le cauchemar 
des réfugiés...
et les affaires 
des comptables 
de l'immigration!


Nous sommes en 2003.
Anna, une Rwandaise de 23 ans, consulte dans le cadre de la réouverture de son dossier à l'Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA).
Mais sa mémoire lui joue des tours...

Des trous dans la tête

«C'est horrible, confie la jeune rescapée de l'effroyable boucherie qui, depuis 1994, hante la mémoire collective du Pays des Mille Collines.
J'ai comme des trous dans la tête.
J'ai oublié plein de choses.» (1)
Des souvenirs lui manquent.
D'autres ne s'agencent pas entre eux.
Certains, même, semblent contredits par les faits.
Autant de dysfonctionnements qui empêchent le développement d'un récit construit. 
«L'accès à certains événements était psychiquement oblitéré et Anna ne parvenait pas à les penser, explique la psychologue et psychanalyste française Elise Pestre (2).
Ce devoir de vérité requis par les administrations suscitait chez elle un intense effort de rassemblement mémoriel alors que justement la défaillance de la mémoire avait opéré son travail de protection à l'égard du psychisme attaqué par l'expérience traumatique.
Et là se situait bien le coeur de la problématique rencontrée par nombre de demandeurs d'asile: comment se remémorer les éléments "immémorables" dans l'urgence d'un impératif qui exige une véridicité absolue?
L'emprise traumatique, en verrouillant l'accès à certaines scènes, ne rend-t-elle pas forcément lacunaire, fragmentée, loin de l'exhaustivité et finalement vouée à l'échec la mise en récit requise par les autorités décisionnelles?» (3)
Après un choc de ce type, en effet, certains effacements sont parfois nécessaires pour survivre. 
Du coup, des souvenirs se font à la fois inorganisés et intolérables.
Les voici donc... «interdits de séjour», selon la jolie expression du regretté philosophe français Paul Ricoeur.

Cette mémoire qui me persécute...

Circonstance aggravante: ces déficiences alternent fréquemment avec des... «excès mnésiques» ou «hypermnésies».
Le sujet, alors, se «sursouvient » de certains moments de sa vie.
Au point de se sentir persécuté par sa mémoire. 
«Le réfugié est envahi psychiquement par ce passé, confirme Pestre.
Un passé irreprésentable qui ne laisse plus d'espace à sa mémoire immédiate ni à d'autres types de pensée.» (4)

Souvenirs tronqués et chimères trompeuses

Autre symptôme de ce contexte traumatique: une chronologie des événements fragilisée, sinon altérée.
«Je n'arrive pas à oublier le passé, laisse échapper Anna.
Mais je n'arrive pas à en parler non plus.» (5)
Et la mémoire de se voir modifiée avec le temps.
Car d'une part, certaines données s'évaporent.
Et d'autre part, les nouvelles informations engrangées a posteriori le sont de façon très spécifique... 
«La trace traumatique (...) devient un élément résolument "attracteur" pour les traces connexes qui rappellent l'événement vécu en raison du caractère imprévisible et violent qu'il a généré.» (6)
D'où le phénomène de faux souvenirs  évoqué par ce spécialiste de la «résilience» (7) qu'est Boris Cyrulnik (8).
Qui fait aussi référence à ce qu'il appelle des «chimères».
Soit des «monstres qui organisent notre mémoire et qui, à l’instar des chimères de la mythologie, sont des compositions imaginaires dont tous les éléments sont vrais.» (9)
«Pour nous tous, la représentation de soi est chimérique, explicite le Toulonnais.
Nous composons des chimères, des arrangements de vrais souvenirs, pour en faire une représentation dans notre théâtre intime.
Le film que nous projetons dans notre monde psychique est l’aboutissement de notre histoire et de nos relations.
Quand nous sommes heureux, nous allons chercher dans notre mémoire quelques fragments de vérité que nous assemblons pour donner cohérence au bien-être que nous ressentons, alors qu’en cas de malheur, ce sont d’autres morceaux de vérité qui donneront cohérence à notre souffrance.» (9)
De là la difficulté rencontrée par nombre de réfugiés quand il s'agit de témoigner factuellement de leur passé.
Pas vrai, Anna...? (10)

(A suivre)

Christophe Engels


(1) Pestre Elise, La vie psychique des réfugiés, Payot et Rivages, coll. Petite bibliothèque Payot, Paris, 2010-2014, p.16.
(2) Elise Pestre est maîtresse de conférences à l'Université Paris-Diderot et chercheure au centre de recherches Psychanalyse, Médecine et Société 
(3) Pestre Elise, ibidem, pp.19-20.
(4) Pestre Elise, ibidem, p.85. 
(5) Pestre Elise, ibidem, pp.86-87. 
(6) Pestre Elise, ibidem, pp.87-88. 
(7) Tiré d'un terme utilisé en physique pour parler de la capacité d'un matériau à retrouver son état initial après avoir été soumis à un impact, la notion de résilience a été récupérée par la psychologie pour désigner un phénomène qui consiste, pour un individu affecté par un traumatisme, à prendre acte de l'événement traumatique pour prendre ses distances avec la dépression et se reconstruire. 
(8) Né en 1937, Boris Cyrulnik est neurologue, psychiatre, éthologue et psychanalyste. Responsable d'un groupe de recherche en éthologie clinique à l'hôpital de Toulon et professeur d'éthologie humaine à l'Université du Sud-Toulon-Var, il est surtout connu pour avoir développé le concept de «résilience», soit le processus qui permet de renaître d'une grande souffrance. 
(9) Cyrulnik Boris, Boris Cyrulnik raconte pour réparer les blessures de la mémoire, L'Orient littéraire, n°97, 2014-07 (propos recueillis par Georgia Makhlouf), http://www.lorientlitteraire.com/article_details.php?cid=6&nid=4057
(10) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute): 
. la suite d'une série de messages consacrés à l'immigration,
. des analyses sur la social-démocratie et l'écologie politique (après le libéralisme ainsi que l'humanisme démocratique qui, pour rappel, ont d'ores et déjà été abordés). 

 

vendredi 12 septembre 2014

Immigration. Aléatoire, mon cher Watson...



Et si 
menait
Que 
découvrirait 
donc 
le célèbre 
détective?
Beaucoup 
de souffrance
sans doute.
Et aussi 
un système 
politique 
assez 
paradoxal.
Aléatoire,
mon cher Watson...


















 «Bloody hell!
Tout ceci fait insulte à mon légendaire sens de la logique!»
Ainsi le grand Sherlock aurait-il peut-être ponctué une enquête menée, couvre-chef sur la tête et loupe à la main, dans les milieux de la procédure d'asile.
Et pour cause...
Fortement conditionné par la crise, le système politico-juridique des pays occidentaux est largement soumis à l'aléatoire.
Car la délivrance du statut de réfugié s'articule à des paramètres sur lesquels le candidat à l'exil n'a aucune prise.
Des paramètres politiques tout d'abord, tels les accords bilatéraux entre Etats.
Des paramètres conjoncturels aussi, renvoyant à l'actualité du moment.
Des paramètres circonstanciels enfin: identité des personnes en charge du dossier, connaissance plus ou moins approfondie par le demandeur d'asile des règles du jeu politique, de sa rhétorique ou des codes linguistiques du pays d'accueil...

Cachez cette souffrance que je ne saurais voir...

Allons plus loin en nous référant à l'exemple de Catherine, cette jeune Guinéenne qu'évoque la psychologue et psychanalyste française Elise Pestre (1).
Et dont la procédure d'accès à l'asile a très rapidement débouché sur une conclusion favorable de l'Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA).
«Pour l'Etat, la "vraie réfugiée", appartenant à l'élite intellectuelle qui a su dompter ses traumatismes, (...) ne contamine pas les autres par sa honte et se montre comme il faut: exhaustive et "convaincante", qui plus est en français.» (2)
Et notre guide d'en tirer l'une des conclusions qui lui paraissent devoir s'imposer...
«Celui qui est en capacité de convaincre les autorités étatiques semble être celui qui est déjà partiellement sorti de son engluement traumatique, celui qui a pu entrer à nouveau dans l'ordre du discours, ou celui même qui n'a pas connu de tels effets ravageurs.» (3)

Paradoxal système

Emerge alors une impression paradoxale...
Autant l'existence de certains symptômes (notamment dépressifs) liés à un traumatisme semble aider le demandeur d'asile à se voir reconnu, autant les effets déstructurants de ce «trauma» sur la narration jouent en sa défaveur.
« By Jove, Watson!
J'ai bien peur que tout ceci ne manque singulièrement de cohérence...» (4)

(A suivre)

Christophe Engels


(1) Elise Pestre est maîtresse de conférences à l'Université Paris-Diderot et chercheure au centre de recherches Psychanalyse, Médecine et Société.
(2) Pestre Elise, La vie psychique des réfugiés, Payot et Rivages, coll. Petite bibliothèque Payot, Paris, 2010-2014, p.193.
(3) Pestre Elise, La vie psychique des réfugiés, Payot et Rivages, coll. Petite bibliothèque Payot, Paris, 2010-2014, pp.191-192.
(4) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute):
. la suite d'une série de messages consacrés à l'immigration,
. des analyses sur la social-démocratie et l'écologie politique (après le libéralisme ainsi que l'humanisme démocratique qui, pour rappel, ont d'ores et déjà été abordés).


mardi 9 septembre 2014

Immigration. Asile hostile




 


















Ils ont beau être en demande d'asile,
ils n'en ont pas moins, le plus souvent,
à évoluer en terrain hostile.
Gros plan sur les candidats au statut de réfugié.


« L'amour ne finit jamais.
J'ai confiance.
Le monde est comme ça.
Chacun aura un jour sa chance.
On a tous besoin les uns des autres.
Je ne sais pas quand ta chance arrivera ... »
(Chant traditionnel mandingue)


On confond souvent les termes de «demandeur d'asile» et de «réfugié».
Le demandeur d'asile est quelqu'un qui dit être un réfugié mais dont la demande est encore en cours d'examen.
Le réfugié, lui, est une personne...
- «qui, craignant avec raison d'être persécutée du fait
. de sa race,
. de sa religion,
. de sa nationalité,
. de son appartenance à un certain groupe social
. ou de ses opinions politiques,
se trouve hors du pays dont elle a la nationalité
et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays;
- ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner.» (1)
Tels sont en tout cas les termes de la Convention de Genève.
Qui prévoit donc que, pour pouvoir donner lieu à une admission au statut de réfugié, les craintes de persécutions doivent reposer sur des motifs relevant de l’un des cinq critères limitativement énumérés.
Reprenons-les point par point…

. La race

Il convient d’entendre le mot «race» au sens le plus large d’appartenance à un groupe ethnique.
On pense en particulier, ici, aux événements rwandais ou, dans certains pays ou contextes, aux craintes éprouvées du fait d’un mariage mixte entre deux personnes d’ethnies différentes.

. La religion

Il y a lieu, par exemple, de ranger sous ce critère les appréhensions légitimement liées à l’appartenance à une communauté religieuse.

. La nationalité

La notion de «nationalité» ne se limite pas à la citoyenneté ou à l'inexistence de celle-ci.
Elle recouvre, entre autres, l'appartenance à un groupe soudé...
. par son identité culturelle, ethnique ou linguistique, 
. par ses origines géographiques ou politiques communes, 
. voire même par sa relation avec la population d'un autre Etat.

. L’appartenance à un certain groupe social

L’appellation «groupe social» renvoie en l’occurrence à un ensemble de personnes de mêmes origine, mode de vie ou statut social.
Visant initialement les classes sociales dans les régimes communistes, cette notion s’est, depuis lors, ouverte à d’autres ensembles de personnes: femmes, homosexuels, intellectuels…
Autant de catégories qui peuvent, en effet, se voir persécutées parce qu’elles expriment leurs aspirations à une façon d’être différente de celle qui prévaut dans leur société.

. Les opinions politiques

Denrée rare en régime de dictature, la notion d’«opinion politique» recouvre, en substance, la (suspicion d')activité militante du demandeur au sein d’un parti politique d’opposition ou l’exercice du droit à sa liberté d’expression individuelle contre des positions du régime en place.

Au-delà du droit...

Race, religion, nationalité, appartenance à un certain groupe social, opinions politiques: cinq critères, donc, pour un statut juridique.
Qui, bien sûr, ne suffit pas à épuiser la problématique concernée.
Car le réfugié est évidemment bien davantage qu'un sujet de droit.
Il est avant tout un être humain... (2)

(A suivre)

Christophe Engels


(1) Selon les termes de l’article 1.A.2. de la Convention relative au statut des réfugiés ou Convention de Genève (1951). 
(2) Pour suivre (sous réserve de changement de dernière minute): 
. la suite d'une série de messages consacrés à l'immigration, 
. des analyses sur la social-démocratie et l'écologie politique (après le libéralisme ainsi que l'humanisme démocratique qui, pour rappel, ont d'ores et déjà été abordés).