jeudi 15 janvier 2015

Pourquoi je ne suis pas Charlie...



 

La barbarie 
se situe-t-elle 
exclusivement 
dans le camp 
de ces extrémistes 
qu'on ose à peine 
appeler «musulmans»?
Et la liberté d'expression 
ne s'arrête-t-elle 
que là où commence 
la menace 
de condamnation judiciaire?
Non, 
deux fois non,
répond le philosophe belge 
Jean-Michel Longneaux (1).
Qui clame haut et fort
ne pas se sentir Charlie
Et qui s'en explique...






















Par Jean-Michel Longneaux (1)


Indigné et triste comme tant d'autres, je condamne radicalement les tueries de Charlie Hebdo et de la Porte de Vincennes.
Je dois même avouer avoir ressenti un certain soulagement lorsque les assassins,  aussi lâches que déterminés, ont été «neutralisés».
Pourtant, je ne suis décidément pas Charlie.
Deux raisons au moins me l'interdisent...

Tous contre la barbarie?

Tout d'abord, lorsqu'une communauté a été ébranlée au point de se sentir menacée dans ses propres fondements, elle éprouve le besoin de resserrer les rangs, de partager un même sentiment d'appartenance pour revendiquer son droit à l'existence. 
C'est à ce réflexe de survie et de réassurance pour le moins légitime que l'on a assisté ces derniers jours, à travers des rassemblements spontanés et des marches organisées. 
Mais les émotions partagées se traduisent malheureusement en slogans consternants qui visent à donner bonne conscience. 
Nous réaffirmons notre unité en dénonçant la barbarie. 
Et du même coup, nous nous rangeons dans le camp des «civilisés». 
D'un côté l'obscurantisme, la violence, l'intégrisme, et de l'autre côté la raison éclairée, la solidarité et la tolérance. 
Quelle naïveté!
Non pas à propos des barbares, mais de nous-mêmes: notre société n'est-elle pas, elle aussi, d'une violence inouïe? 
Les injustices sociales, la recherche du profit au détriment des individus et des peuples, l'exclusion ou l'indifférence au quotidien, le repli sur soi, tout cela tue en silence, «légalement», sans coup de feu, loin des médias. 
Par ailleurs, n'est-ce pas dans cette société «civilisée» qu'ont grandi les futurs assassins? 
N'est-ce pas dans nos prisons, auxquelles nous refusons d'allouer des budgets suffisants, qu'ils ont été endoctrinés? 
Ce sont eux les coupables, bien évidemment, mais nous ne sommes pas innocents. 
La barbarie a différents visages, et je ne suis pas certain que la nôtre, celle dont nous sommes responsables, à défaut d'être moins spectaculaire, n'en soit pas pour autant moins cruelle. 
Nous sommes tous des Charlie
Mais nous sommes aussi tous des barbares, à notre façon.

Pardonnez-nous nos offenses... 

Je suis également réservé quant à la liberté d'expression qui aurait été visée à travers le massacre dans les locaux de Charlie Hebdo
Plus exactement, je m'étonne que personne n'ait relevé de contradiction entre les deux slogans brandis en même temps : «non à la haine» et «oui à la liberté d'expression»
Pris séparément, ces deux slogans sont justes... mais simplistes. 
Car mis ensemble, une étrange complexité apparaît. 
Il faut distinguer ce que l'on exprime -le fond- de la façon de l'exprimer -la forme.
Concernant le fond, toutes les idées doivent pouvoir s'échanger, tous les désaccords aussi, sans que l'on soit menacé dans sa vie. 
Si les terroristes avaient attaqué un journal «ordinaire», c'est ce droit fondamental qui aurait été visé. 
Mais Charlie Hebdo n'est pas un journal ordinaire. 
Il est un journal satirique, qui, à travers ses caricatures, entend faire réfléchir en se moquant. 
Ici, ce qui est en jeu, c'est la forme.
Proclamer être Charlie, ce n'est pas seulement défendre le droit de pensée, le droit au désaccord -ce que je partage, comme tant d'autres-, c'est défendre aussi le droit d'offenser selon les codes de l'autre, c'est défendre le droit d'humilier, de ridiculiser publiquement.
C'est autre chose que l'impertinence dont parlent pudiquement certains journalistes. 
Voilà pourquoi je ne suis pas Charlie. 

Pourquoi tant de haine?

Etre Charlie, c'est croire aussi que tout le monde est capable d'encaisser impassiblement ou avec le sourire les humiliations publiques. 
C'est croire que toutes les cultures partagent nos codes, notre sens de l'humour et que, si ce n'est pas le cas, elles devraient y tendre puisque nous détenons la vérité sur les bonnes conduites. 
Voilà pourquoi je ne suis pas Charlie: parce que dans le monde réel, je sais que tout le monde n'est pas capable de rire de tout, y compris de soi-même. 
Par contre, tout le monde a besoin de se sentir respecté, y compris dans le désaccord. 
Non à la haine, oui à la liberté d'expression?
A cela je réponds qu'au nom du refus de la haine, il faut oser refuser les modes d'expression qui peuvent blesser, qui sont ressentis par ceux qui sont visés comme de la haine, et qui suscitent en retour de la haine. 
On a le droit de n'être pas d'accord avec les autres, on n'a pas le droit de les humilier. 

Maux d'esprit 

Entre des crayons et des kalachnikovs, le rapport de force semble disproportionné, injuste, cruel. 
Ce que nous ne voulons pas voir -et que pourtant nous savons tous-, c'est que l'humour peut être d'une violence inouïe, qu'il peut blesser, qu'il peut détruire: certains se suicident à force d'être ridiculisés. 
Certains dessins, certains mots d'esprit sont pires que des fusils: ceux-ci tuent d'un coup, ceux-là, à petit feu.
Les lâches assassinats, que rien ne saurait excuser, nous renvoient une image de nous-mêmes bien cruelle. 
Je crains que l'émotion nous aveugle. (2)


Jean-Michel Longneaux (1) 


(1) Jean-Michel Longneaux est philosophe et professeur à l'Université de Namur.
(2) Cette tribune a déjà été publiée sur le site du Vif/L'Express (sous le titre de «Tous contre la barbarie?») et est reproduite ici avec l'autorisation de l'auteur, que nous remercions. Les titre, chapeau et intertitres sont de la rédaction.

 

2 commentaires:

  1. "Le dialogue consiste pour chacun à mettre provisoirement entre parenthèses ce qu’il est et ce qu’il pense pour essayer de comprendre et d’apprécier, même sans le partager, le point de vue de l’autre"

    - Dominique Pire, Prix Nobel de la Paix 1958, Fondateur de l'Université de Paix

    En tant qu'Organisation de jeunesse, l'Université de Paix a pour mission de former de jeunes citoyens actifs, critiques, responsables et solidaires (CRACS). Notre objectif est d'instaurer et de maintenir un climat de paix par le dialogue. Pour nous, il est possible d'exprimer son désaccord et de résoudre les conflits sans avoir recours à la violence. En ce sens, nous nourrissons l'espoir de prévenir la violence, toutes les violences : celles dont nous entendons parler, mais aussi les autres...

    L'Université de Paix vous souhaite une merveilleuse année 2015.

    http://www.universitedepaix.org/newsletter/newsletters/01-01-2015/

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  2. Cher-e-s ami-e-s,

    Nous sommes dans le deuil et la tristesse: tant de morts et de blessés, connus ou anonymes, victimes de la violence gratuite, profondément injuste.

    C'est d’abord un symbole qu'on a attaqué, celui de la liberté d'expression: qu'on soit choqué, ou même meurtri par son caractère outrancier qu'il revendique, Charlie Hebdo est l'héritier d'une vieille tradition française, libertaire, voltairienne qui nous est « sacrée ». C’est aussi la police, les juifs et à travers eux c’est chaque Français qui est visé.

    Nous sommes aussi dans la joie d’avoir été aussi nombreux à défiler ce week-end, "unis, déterminés, exigeant plus d'égalité, de démocratie, de non-violence, de liberté d'expression, d'humour, de solidarité, de fraternité."

    Nous sommes dans l'émotion, certains d’entre nous ont peur et c'est normal ; l'ambiance anxiogène que crée la diffusion en continu des mêmes images des événements ne nous aide pas, il nous faut donc vite reprendre notre sang froid.

    D'abord pour constater que le fondamentalisme identitaire, religieux ou nationaliste fait beaucoup plus de victimes hors de France en particulier au Moyen-Orient. Le jour même des assassinats, une trentaine de personnes perdaient la vie au Yemen dans un attentat, et du 6 au 8 janvier, l'organisation extrémiste Boko Haram tuait 2 000 Nigérians - sans qu'on ait senti le même élan mondial de solidarité.

    Ensuite parce que chez nous aussi nous déplorons chaque année beaucoup de morts anonymes de l'injustice, par exemple les centaines de personnes qui meurent chaque année dans la rue (Collectif des morts de la rue), ou les milliers de migrants morts en Méditerranée (Cercle de résistance), toutes victimes innocentes et oubliées du “fondamentalisme de marché”.

    Car Patrick Viveret nous le disait dans une récente chronique de Libération : «Notre ami Bernard Marris nous rappelait souvent, qu'il y a un lien étroit entre ce que Joseph Stiglitz et Michel Aglietta nomment le "fondamentalisme de marché" et le fondamentalisme identitaire dont la forme religieuse n'est que l'une des faces.»

    C'est contre ce fondamentalisme de marché que le collectif est engagé plus que jamais. Il nous faut continuer avec plus de détermination encore, notre combat contre le TAFTA et nous réjouir de l'exceptionnelle mobilisation citoyenne en Europe. Il nous faut poursuivre notre combat pour que chacun puisse bénéficier d'un emploi justement rémunéré, et nous réjouir de l'excellent rapport de la commission d'enquête parlementaire sur la réduction du temps de travail effectué par la députée Barbara Romagnan. Il nous faut toujours plus s’engager dans la guerre contre le changement climatique. C'est là où le collectif est compétent et efficace.

    Redoublons donc nos actions de plaidoyer, continuons nos efforts de formation et engageons nous résolument dans la transition.

    Et puis continuons la réflexion engagée lors de notre dernière Assemblée Générale sur la réappropriation du politique par les citoyens. C'est là sans doute que nous pourrons contribuer à un monde ouvert à tous, hors de la violence, dans le “bien vivre”.

    Il me reste à vous souhaiter une année faite de lucidité, de détermination, de courage et de vie bonne à vous et à vos proches.

    Collectif Rossevelt
    (Extrait de la dernière newsletter)
    http://collectif-roosevelt.fr/newsletter-2//newsletter-2/
    http://collectif-roosevelt.fr

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