samedi 9 juillet 2011

Libéralisme. Rock and Rawls.

L’illusion du souhaitable, oui.
Mais aussi le socle du réalisable.
Ce qui doit être,
bien sûr.
Mais aussi ce qui est.
La norme, certes.
Mais aussi le fait.
Ainsi fonctionne
John Rawls.
Qui veut construire son projet utopique
sur le... roc
du pragmatisme.
Et qui cherche à dépasser
les conflits d’intérêts égoïstes
sans pour autant rogner
sur le droit à la différence.


Le sens de la justice de John Rawls (1) est un «authentique sentiment du cœur éclairé par la raison» (2).
Ce qui fait dire à la Française Vanessa Nurock (3) qu’il «constitue la marque de notre humanité parce qu’il témoigne de ce que nous sommes ancrés dans la réciprocité, ni parfaitement impartiaux, ni mus par notre seul intérêt, ni saints, ni monstres, mais des hommes en ce sens "ordinaires".» (4)
Cette réciprocité, ajoute-t-elle, se situe «à mi-chemin entre, d’un côté, l’altruisme, impartial, motivé par le bien commun, et, de l’autre, l’avantage mutuel, défini comme le fait pour chacun de se retrouver avantagé au regard des conditions existantes.» (4)
Et elle est revendiquée par tout qui s’avère «raisonnablement égoïste» et doué de raison...
. «Raisonnablement égoïste», c’est-à-dire suffisamment égocentré pour se préoccuper de son avenir propre: «Etre raisonnable, c’est être prêt à proposer à autrui des principes équitables dans un contexte de coopération et à y obéir, à partir du moment où l’on est assuré d’une réciprocité.» (4)
. Doué de raison au sens où, selon les termes du philosophe français Alain Renaut, chacun des partenaires sociaux «est capable de savoir "ce qui constitue son bien", quel "système de fins" il est rationnel pour lui de rechercher et quels moyens il lui faut mettre en œuvre pour atteindre ses fins: rationalité au sens étroit du terme, donc, au sens d’une rationalité instrumentale, comme capacité d’employer les moyens les plus efficaces pour atteindre des fins données.» (5)
La question qui se pose est alors la suivante: en partant de l’hypothèse que je sois à la fois «raisonnablement égoïste» et doué de raison, quels sont les principes de répartition des biens qui retiendront ma préférence?
La réponse de Rawls tient en deux célèbres principes, qui sont en fait au nombre de trois…

Egalité de droit: priorité absolue!

Le «principe de liberté», tout d’abord, est absolument prioritaire sur le second.
Il proclame l’égalité dans l’attribution de ces droits et devoirs de base que sont:
. libertés politiques (droit de vote et d’occuper un poste public), liberté d’expression, liberté de réunion, liberté de pensée et de conscience;
. liberté de la personne (protection à l’égard de l’oppression psychologique et de l’agression physique);
. droit de propriété personnelle;
. protection à l’égard de l’arrestation et de l’emprisonnement arbitraires.
Une liste de «revendications» qui ne va pas sans rappeler celle de la Déclaration universelle des Droits de l’homme.
«Le principe d’égale liberté garantit à tous les citoyens une liste déterminée de libertés fondamentales (…) au niveau le plus élevé qui puisse être garanti de manière égale pour tous, commente le Belge Philippe Van Parijs (6).
Ce principe ne fait donc pas de ces libertés des droits absolus.
Les libertés d’expression et d’association, par exemple, peuvent être restreintes et régulées, mais seulement au nom d’autres libertés fondamentales.
» (7)

Egalité des chances: dans la foulée…

Le principe d’ «égalité équitable des chances», ensuite, demande qu’à talent égal, la même possibilité d’accès aux diverses positions sociales soit garantie à tous les citoyens.
La même possibilité, soulignons-le, et non pas la même probabilité.

Inégalité de fait: oui, mais…

Le «principe de différence», enfin, avance que «des inégalités socio-économiques sont justes si et seulement si elles produisent, en compensation, des avantages pour chacun et, en particulier, pour les membres les plus désavantages de la société» (7).
Une manière de légitimer les inégalités de fait pour autant qu’elles bénéficient à tous.
«Les plus doués sont encouragés à acquérir des bénéfices en plus de ceux qu’ils possèdent déjà par la distribution arbitraire des dons, du moment que cela profite également aux plus défavorisés, poursuit Vanessa Nurock. Rawls s’appuie encore une fois ici sur une définition de la réciprocité qui n’est ni purement altruiste ni purement égoïste, pour proposer une théorie tout à fait distincte d’un nivellement par le bas.» (8)

Egalité + efficience = égalitarisme libéral

L’égalité, donc.
Mais pas au prix de la liberté.
La société juste dont il est désormais question s’entend non plus comme égalitaire, mais comme libre et égale.
Comme «équitable».
Comme préservatrice d’intérêt-curiosité et restrictrice d’intérêt-convoitise.
Comme promotrice de singularité et régulatrice d’ego.
On le comprend: dans ces conditions, certaines inégalités sont désormais considérées comme justes, seules celles qui ne bénéficient pas à tous étant encore taxées d’injustice.
«En admettant comme justes certaines inégalités, le principe de différence cherche à concilier égalité et efficience»(9), écrit Van Parijs.
Et, par voie de conséquence, les orientations effectives de la social-démocratie de s’en trouver rationalisées… (10)

(A suivre)

Christophe Engels

(1) Pour rappel (voir le message précédent de ce blog), le philosophe américain John Rawls, né en 1921 et disparu en 2002, a passé l’essentiel de sa carrière à Harvard. Il a notamment écrit A Theory of Justice, Harvard University Press, Cambridge, 1972. Traduction française: Théorie de la justice, Seuil, coll. Points, Paris, 1987.
(2) Rawls John, The Sense of Justice, in Collected Papers, Cambridge, Harvard University Press, 199, p.96.
(3) Université de Lille III.
(4) Nurock Vanessa, Rawls. Pour une démocratie juste, Michalon, coll. Le bien commun, Paris, 2008, pp.75-76.
(5) Renaut Alain, Habermas ou Rawls?, http://enssibal.enssib.fr/autres-sites/reseaux-cnet/60/06-renau.pdf
(6) Université de Louvain-la-Neuve, Harvard University...
(7) Arnsperger Christian et Van Parijs Philippe, Ethique économique et sociale, La Découverte, coll. Repères, Paris, 2000, p.59.
(8) Nurock Vanessa, Rawls. Pour une démocratie juste, ibidem, p.65.
(9) Arnsperger Christian et Van Parijs Philippe, Ethique économique et sociale, ibidem, p.60.
(10) Pour suivre (sous réserve de modifications de dernières minutes): des messages consacrés
. au libéralisme (d'après Vanessa Nurock, Philippe Van Parijs, Gilles Dostaeler, Laurent de Briey, Alain Renaut...),
. au post-libéralisme (d'après et par Laurent de Briey),
. à une présentation de la psychologie positive (par Jacques Lecomte),
. à une approche du bonheur par la psychologie positive (par Jacques Lecomte),
. à une approche du sens de la vie par la psychologie positive (par Jacques Lecomte),
. à plusieurs aspects de la Communication Non Violente et à l'Université de Paix (d'après Marshall Rosenberg, avec l’aide précieuse de Jean-Marc Priels),
. à l’Approche Centrée sur la Personne (d'après Carl Rogers, avec l’aide précieuse de Jean-Marc Priels),
. à la reliance et à la sociologie existentielle (par Marcel Bolle de Bal),
. au personnalisme...

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