vendredi 19 février 2010

Appel à projet relationnel



 Lewis Caroll
 
«Le monde appartient 
Grand Corps malade

«La sagesse, c'est d'avoir des rêves assez grands
pour ne pas les perdre de vue lorsqu'on les poursuit.»
Oscar Wilde 

«C'est la personne humaine, libre et créatrice, 
qui façonne le beau et le sublime, 
alors que les masses restent enfermées 
dans une ronde infernale 
d'imbécilité et d'abrutissement.»
Albert Einstein

«L'essentiel d'une vie
est fait de relations humaines
qu'on a su rendre constructives.»
Anonyme (renseigné par Hugues Richard)

«Heureux les fêlés! 
Ils laisseront passer la lumière.» 
(Michel Audiard) 

 

En ces temps de crise, nous sommes nombreux à considérer que le fait d’apprécier le monde dans lequel nous vivons ne doit pas nous empêcher d’en dénoncer les incontestables travers. A regretter, aussi, qu’au-delà de l’incontournable vocabulaire économique, on parle si rarement
. d’investissement… sur la personne,
. d’entrepreneur… citoyen,
. d’augmentation de capital… confiance,
. d’enrichissement… non matériel,
. de valeur… humaine ajoutée
. ou de manque à… penser.

Nombreux, donc. Et même plus nombreux que jamais. A preuve : le foisonnement des courants de pensée et modes de vie qui renvoient aux termes (de moins en moins) mystérieux
. d’«altermondialisme»,
. d’«allocation universelle»,
. de «revenu de transition économique»,
. de «simplicité volontaire»,
. de «consommation éthique»,
. de «finance responsable»,
. de «responsabilité sociale des entreprises»,
. d’«économie sociale»,
. de «business social»,
. de «post-capitalisme»,
. de «post-libéralisme»,
. de « créativité culturelle»,
. de «reliance»,
. de «sociologie existentielle»,
. de «communication non violente»,
. d’«université de paix»…
Sans compter, évidemment, l’omniprésent «développement durable».

Autant de courants de réflexion qui pourraient être bientôt rejoints par d’autres grilles d’interprétation du monde, d’origine américaine cette fois. La psychologie positive, par exemple, qui fait des relations humaines l’une des composantes majeures du bonheur[i]. Ou alors la tendance dite «socio-émotionnelle» de l’éducation aux émotions, qui nous apprend que la qualité d’une ambiance et d’une relation de confiance ne contribue pas moins que la drogue ou l’alcool à activer la sérotonine génératrice de… bonheur.

Le bonheur, encore le bonheur, toujours le bonheur. «Mais quel bonheur ?» interroge l’auteur d’un best seller d’outre-Atlantique, Eric Wilson[ii]. Qui assure que l’argent n’y contribue que partiellement et provisoirement. Et que le bien-fondé d’une quête de bonheur superficiel et absolu à l’américaine est de plus en plus contesté. Des voix, telles celles de Wilson et - avant lui - de Pascal Bruckner[iii], s’élèvent donc désormais pour préconiser l’envie active d’une vie plus féconde parce qu’incitant à l’introspection et à l’évolution personnelle.

Bien sûr, ce vivier inventif rassemble une multitude de composantes qui n’affichent pas la plus évidente des cohérences et ne font pas l’unanimité dans les milieux académiques[iv]. Mais au-delà de leurs singularités manifestes et de leurs inévitables approximations, tous ces courants pourraient être réunis sous la bannière d’une quête de dépassement : celui des excès de l’individualisme et du matérialisme.

Voilà qui rejoint très exactement les valeurs de l’humanisme de la personne, cher au président du Centre d’Action pour un Personnalisme Pluraliste (CAPP)[v] que j’ai l’honneur d’être récemment devenu.

Cet humanisme considère que la personne ne se réduit ni à un individu égocentré ni à une parcelle du collectif. Il refuse la séparation autant que la fusion. Il prône l’union entre des personnes qui conservent leurs identités spécifiques.
Non, donc, à l’indépendance du «Après moi le déluge» !
Mais non, tout autant, à la dépendance !
Celle d’une gauche dévoyée, qui tendrait soit à me déresponsabiliser radicalement par rapport à l’Etat soit à me mettre complètement à sa merci.
Ou alors celle d’une droite cynique, qui me livrerait sans le moindre garde-fou à la vindicte anarchique et impitoyable du marché.

La personne est interdépendante. Ce qui la constitue, c’est moins le moi, l’Etat ou le marché que l’authenticité d’une relation qui «nous invite à sortir de ces comportements utilitaires qui font la froideur de l’individualisme marchand.»[vi]

Cet individualisme marchand, la crise du moment contribue chaque jour davantage à élargir le cercle de ses détracteurs.

De quoi étayer la thèse de ceux qui, comme Thierry Verhelst, croient déceler dans l’air du temps les prémices d’un retournement intérieur, d’une «révolution» sans Grand Soir, d’un quadruple changement : culturel, spirituel, économique et social.

De quoi, aussi, renforcer le poids de ceux qui ont pour projet de faire la jonction entre la vague parfois un peu surfaite du «développement personnel» et l’authenticité d’une philosophie digne de ce nom[vii]. Histoire de puiser dans l’héritage de tous les philosophes, écrivains et autres hommes de culture qui, depuis deux siècles, ont réfléchi au problème de l’existence.

Pas besoin, en effet, d’être docteur en philo (et lettres) pour faire l’expérience de ce nouvel humanisme de la personne, qui veut non seulement se penser mais aussi et surtout se vivre à la fois comme un post-individualisme et comme un post-matérialisme à la puissance trois. Puissance d’approfondissement (dans l’intériorité du soi). Puissance d’élargissement (à autrui). Puissance de responsabilité «durable» (par rapport à la nature et à l’autre de demain).

Une «reliance» à soi, à l’autre et au monde [viii] qui, sans rejeter en bloc la référence au marché, entend porter résolument l’exigence d’un dépassement face au double déficit d’un individualisme primaire et d’un matérialisme excessif. Dépassement, donc, dont on pourrait avancer qu’en un sens, il contribue à rendre la personne du XXIe siècle… «visionnaire» !

«Visionnaire», tout d’abord, dans l'optique d'une société qui, au lieu de tendre à enfermer autrui dans un rôle purement utilitaire, aurait réussi à transformer cet individualisme de l’ego en un individualisme de l’enrichissement intérieur.

«Visionnaire», ensuite, dans la perspective d'une collectivité qui, en veillant à ne jamais réduire le monde à une matière objectivable et monnayable, en serait arrivée à assagir son matérialisme.

D’où cet appel, qui, espérons-le, pourra triompher des accusations de syncrétisme dont il fera immanquablement l’objet : «visionnaires» de tous ordres, rencontrons-nous !

Apprenons à nous connaître.
A nous apprécier.
A nous compléter.
A rebondir sur les incontestables atouts de l’introspection et de l’intuition pour mieux accéder à la voie encore plus féconde d’une réflexion médiatisée par l’interprétation de la pensée de l’autre.
A nous «dépayser», dixit le philosophe français Paul Ricoeur, pour enrichir nos compréhensions initiales.
A nous «désorienter» en présence d’un énoncé qui, a priori dissonant, déviant voire absurde, ne frustre en fait que provisoirement nos attentes de sens avant de déboucher sur la riposte interprétative qui permettra de nous «réorienter».

Incorporons d’autres grilles de lecture à notre propre vision du monde afin d’en augmenter la lisibilité préalable.

Transcendons la rigidité des clivages partisans, (non-)confessionnels, académiques et existentiels.

Abreuvons ensemble la personne contemporaine à des sources multiples.
Le néo-personnalisme sans doute.
Mais également la philosophie en général et les sciences humaines.
De même que les sagesses et les spiritualités, qu’elles soient laïques (c’est-à-dire soit agnostiques soit athées) ou religieuses.
L’art, la littérature et la culture aussi.
Puis la citoyenneté.
Sans compter une économie du profit comme moyen (et non comme finalité).
Et enfin cette multitude de courants de pensée et modes de vie (plus ou moins) émergents qui, par leurs complémentarités et leur puissance de renouvellement, semblent avoir tant à apporter au XXIe siècle.

«Visionnaires» de tous acabits, unissons-nous !


Christophe Engels


[i] Cfr. notamment Ben Shahar Tal, L’apprentissage du bonheur : principes, préceptes et rituels pour être heureux, Paris, Belfond, 2008.[ii] Wilson Eric G., Against happiness, In Praise of Melancholy, Sarah Crichton Books, 2008.[iii] Bruckner Pascal, L’euphorie perpétuelle, essai sur le devoir de bonheur, Grasset, Paris, 2000.[iv] Outre la «psychologie positive » ou la tendance « socio-émotionnelle» de l'éducation, d'autres voies aux arguments scientifiquement fondés trouvent depuis longtemps droit de cité chez nous dans le cadre de la «nouvelle psychologie» (Muchielli Alex, La nouvelle psychologie, PUF, Que sais-je ?, Paris, 1993) et notamment de la «psychologie humaniste, existentielle, centrée sur la personne et expérientielle». On ne saurait enfin oublier le réseau de «communication non violente» de Marshall Rosenberg.[v] Editeur de la revue Perso, le CAPP dispose également d’un site internet : www.personnalisme .org[vi] Verhelst Thierry, Des racines pour l’avenir. Cultures et spiritualités dans un monde en feu, L’Harmatan, Paris, 2008.[vii] Voir par exemple Lacroix Michel, Se réaliser. Petite philosophie de l’épanouissement personnel, Robert Laffont, coll. Réponses, Paris, 2008.
[viii] Avant d’être repris par beaucoup d’autres comme les sociologues Edgar Morin et Michel Maffesoli, ce mot séduisant a été initié par le (psycho)sociologue belge et personnaliste Marcel Bolle de Bal, professeur émérite de l’ULB .