lundi 30 avril 2012

Reliances à soi, aux autres, au monde...

Reliance à soi,
reliance aux autres, 
reliance au monde,
reliance entre idées et 
disciplines scientifiques...
A en croire 
Marcel Bolle de Bal (1)
le concept de reliance 
mène fort loin.
Au-delà de 
 la psycho-sociologie.
Aux confins d'une certaine anthropologie.
Laïco-nietzschéenne...

Marcel Bolle de Bal

Parti avec mon équipe de chercheurs (2) d’une étude et d’une définition de la reliance sociale (à la reliance aux autres), j’ai été progressivement amené à élargir cette notion et, dans un premier temps, à y intégrer deux autres dimensions essentielles des enjeux de reliance: la reliance à soi (reliance psychologique), la reliance au monde (reliance culturelle, écologique ou cosmique). 

La reliance : dimension anthropologique du concept

A chacun de ces enjeux correspondent en effet un travail social et psycho-social sur trois notions-clés pour le devenir humain:
- l’identité, au cœur du travail de reliance à soi (reliance psychologique),
- la solidarité (ou la fraternité), au cœur du travail de reliance aux autres (reliance sociale),
- la citoyenneté, au cœur du travail de reliance au monde (reliance culturelle, écologique ou cosmique).

Dans une démarche ultérieure, j’ai, suite à divers échanges avec Edgar Morin, complété les définitions initiales en y ajoutant ce que nous pourrions appeler la reliance cognitive, reliance des idées et des disciplines scientifiques, démarche indispensable pour prendre ne compte la complexité des réalités humaines et sociales, pour contribuer au développement de la «pensée complexe» (3).

Ce faisant, la «reliance» par delà sa dimension de concept sociologique, acquiert une réelle dimension «anthropologique», ce qui nous conduit à nous interroger sur son substrat anthropologique, sur les finalités politico-scientifiques auxquelles son usage peut donner corps.

La reliance, substrat anthropologique

Certains, en effet, ne se font pas faute d’exprimer leur inquiétude face au risque de dérive psychologique d’un concept que l’on tient à ancrer fermement dans le champ sociologique. 
Une telle inquiétude a sous-tendu, par exemple, les critiques que m’ont initialement adressées des sociologues aussi avertis que Raymond Ledrut et Renaud Sainsaulieu. 
La qualité de leurs auteurs m’a paru mériter une sérieuse prise en compte de leurs arguments et une réponse circonstanciée.

Une anthropologie judéo-chrétienne ?

Derrière la mise en valeur de l’idée de reliance, Raymond Ledrut a cru pouvoir déceler une vision anthropologique contestable : celle, judéo-chrétienne, de la «bergerie fraternelle», de «la communauté pacifique et bienheureuse», de «l’homme sujet et cœur» (4)
Renaud Sainsaulieu l’a rejoint dans une certaine mesure lorsqu’il a interprété le désir de reliance comme une sorte d’«aspiration fusionnelle», lorsqu’il voit dans la reliance un type particulier de relation où le désir d’être entendu et accepté sans lutte ni stratégie serait central. 
Bref, je me serais fait l’avocat d’«une sociologie de faibles en quête d’attention que seul l’amour peut justifier» (5).

Je tiens à l’affirmer avec force: je ne reconnais nullement mon projet dans ces critiques qui lui ont été adressées. 
Celles-ci ont probablement été inspirées par l’application que j’avais faite du concept à l’interprétation d’une expérience communautaire en Belgique dans les années 70, et sur laquelle je reviendrai un peu plus loin.

Afin de clarifier le débat et d’en bien situer les enjeux, je me dois de tenter d’apporter deux précisions: l’une d’ordre conceptuel, l’autre d’ordre philosophique (ou idéologique).

Le double sens de la reliance sociale

Bien des confusions à propos de l’idée du concept et des politiques de reliance sociale sont liées au fait qu’une distinction élémentaire n’est pas faite entre deux sens de ce terme:
- la reliance sociale lato sensu (au sens large) telle que je l’ai définie jusqu’à présent, à savoir la création de liens entre des acteurs sociaux;
- la reliance sociale stricto sensu (au sens étroit), c'est-à-dire l’action visant à créer ou recréer des liens entre des acteurs sociaux que la société tend à séparer ou à isoler, les structures permettant de réaliser cet objectif, les liens ainsi créés ou recréés.

La première définition est générale et englobante: elle ne comporte point de jugement de valeur et tend à recouvrir toutes les situations existantes. 
La seconde, en revanche, est plus contingente et plus normative: elle se réfère à des aspirations spécifiques des acteurs sociaux dans le cadre de la société de la foule solitaire et aux stratégies spécifiques d’action développées afin de répondre à la fois à leurs aspirations en matière de reliance sociale (procès et structures) et à leurs aspirations à la reliance sociale (c'est-à-dire à leur désir de liens chaleureux, fraternels, proches, conviviaux). 
Bref à leur quête d’un renouveau de communications, de contacts, d’échanges, de partage, de rencontres, d’affection, d’amour, d’identité.
La première fonde une grille d’analyse sociologique, la seconde éclaire des objectifs d’action sociale.

Le second sens est certainement à l’origine de l’intérêt pour le concept de reliance. 
Et c’est à lui que s’adressent non moins évidemment les critiques à cet égard partiellement fondées de Raymond Ledrut et Renaud Sainsaulieu. 
Partiellement, car l’aspiration à la reliance sociale peut être de divers types: elle n’implique pas nécessairement un désir fusionnel, elle peut être désir d’échange de solitudes acceptées comme irréductibles. 
L’interprétation de mes contradicteurs est limitée, elle ne concerne qu’une des conceptions de la reliance sociale: c’est précisément elle que j’ai voulu dépasser en proposant ce concept qui permet, me semble-t-il, d’échapper à l’anthropologie judéo-chrétienne originelle pour se rapprocher de ce que je serais tenté de situer, à la suite des réflexions de Raymond Ledrut (6), dans la perspective d’une anthropologie laïco-nietzchéenne.

Une anthropologie laïco-nietzchéenne ?

En tant que citoyen, j’avouerai sans nulle honte trouver sympathiques les valeurs judéo-chrétiennes décrites (dénoncées ?) par mes interlocuteurs. 
A condition d’en affirmer les limites, d’éviter de tomber dans le piège de l’illusion groupale, de l’idyllisme communautaire, de la fraternité irénique.

En tant que sociologue, je pourrais me contenter de procéder à l’analyse critique de ces illusions et de ces leurres, des contradictions et impasses de pratiques contestées visant à répondre à des aspirations certes légitimes. 
Mais j’ai estimé devoir aller plus loin, ne pas limiter l’analyse à ce sens étroit de la reliance sociale, élargir l’outil conceptuel en lui donnant toute son ampleur sociologique: de là est née la définition de la reliance sociale au sens large.

L’anthropologie qui fonde celle-ci est laïque: en quelque sorte la reliance sociale peut apparaître comme la forme profane de la religion. 
Les deux actions sont en effet construites sur le même radical sémantique (religare: relier). 
N’est-ce pas Freud qui considérait que l’une des fonctions de la religion consistait à unir les individus au groupe en fusionnant les charges affectives contenues et en les libérant grâce à des rites empruntant à leur dimension collective une ferveur émotionnelle intense? 
Liens sociaux avec transcendance d’une part, liens sociaux sans transcendance, ou avec une transcendance immanente d’autre part. 
Dans une première approche, l’idée de reliance sociale, cas particulier de religio, paraît donc fondée sur une anthropologie laïque. 
Mais elle l’est tout autant si l’on préfère voir dans la religion un cas particulier de reliance (méta-sociale?) impliquant une référence transcendantale… conception que je suis enclin à adopter aujourd’hui.

Une anthropologie que l’on pourrait dire nietzschéenne aussi: car loin de faire sien l’idéal de la bergerie fraternelle, de l’affectivité fusionnelle ou de l’empathie consensuelle, elle tient au contraire à se nourrir de lucidité critique, d’analyse dialectique et d’interprétations paradoxales. 
Et s’il fallait, pour être clair, préciser mon système de valeurs par rapport à ce concept de reliance, je dirais que pour moi, la reliance renverrait à une image qui m’est chère: celle de l’échange des solitudes acceptées (image qui répond, sur le plan du lien social, à celle de la route qui relie deux villes dans le désert sur le plan physique…). 
Ecoutons Nietzsche, tel que l’évoque Raymond Ledrut: 
. le lien social «n’existe pas en dehors des rapports sociaux définis» (une structure de reliance à analyser en priorité. MBDB.); 
. la pensée critique doit s’exercer à plein sur une sociologie utopiste ou essentialiste (le concept de reliance au sens large doit y aider, s’il est correctement utilisé); 
. il y a interdépendance et réciprocité de l’individuel et du social; 
. l’individu n’est jamais qu’un imaginaire; 
. dans la société contemporaine l’illusion de la personnalité et de la liberté est fort répandue (l’individu est un être délié-relié); 
. l’interrogation critique est indispensable pour comprendre les nouvelles formes du lien social et l’apparition de nouveaux types de solidarité (je tenterai de le montrer dans quelques instants); 
. l’individualisme (reliance à soi) et l’atomisation (déliance sociale) ne doivent pas être confondues; 
. l’individu est à la fois a-social et social (délié et relié, de façon contradictoire et/ou complémentaire). 
Comment ne pas partager ce projet d’anthropologie critique que nous propose Nietzsche? Personnellement, je m’y reconnais entièrement. 
J’y retrouve les principes directeurs qui inspirent ma vision de la reliance et mes raisons de proposer cette grille de lecture. 
De la discussion entamée, je déduis qu’il me reste un important travail à accomplir pour corriger le tir, pour expliciter l’implicite de mes postulats anthropologiques, la spécificité et l’utilité du concept proposé.

(A suivre)

Marcel Bolle de Bal

(1) Le (psycho)sociologue belge Marcel Bolle de Bal est professeur émérite de l'Université Libre de Bruxelles et président d'honneur de l'Association Internationale des Sociologues de Langue Française. Il a été consultant social (durant de nombreuses années), conseiller communal à Linkebeek, en périphérie bruxelloise (1965-1973, 1989-2000), lauréat du Prix Maurice van der Rest (1965). Il a signé plus de 200 articles et une vingtaine d'ouvrages, parmi lesquels...
. Les doubles jeux de la participation. Rémunération, performance et culture, Presses Interuniversitaires Européennes, Bruxelles, 1990;
. Wegimont ou le château des relations humaines. Une expérience de formation psychosociologique à la gestion , Presses Interuniversitaires Européennes, Bruxelles, 1998;
.
Les Adieux d'un sociologue heureux. Traces d'un passage, Paris, l'Harmattan, 1999;
. Le Sportif et le Sociologue. Sport, Individu et Société, (avec Dominique Vésir), Paris, l'Harmattan, 2001;
. Surréaliste et paradoxale Belgique. Mémoires politiques d'un sociologue engagé, immigré chez soi et malgré soi, Paris, l'Harmattan, 2003;
. Un sociologue dans la cité. Chroniques sur le Vif et propos Express, Paris, l'Harmattan, 2004;
. Le travail, une valeur à réhabiliter. Cinq écrits sociologiques et philosophiques inédits, Bruxelles, Labor, 2005;
. Au-delà de Dieu. Profession de foi d'un athée lucide et serein, Bruxelles,Ed. Luc Pire, 2007;
. Le croyant et le mécréant. Sens, reliances, transcendances" (avec Vincent Hanssens), Bierges, Ed. Mols, 2008.
(2)
Dans le cadre d’un vaste programme interuniversitaire de recherches sur les aspirations de la population belge, notre équipe a mené, de 1975 à 1981, une étude pluridimensionnelle et pluridisciplinaire sur « les aspirations de reliance sociale ». Cette étude, la première du genre sur un tel sujet, constitue l’acte de naissance de l’existence socialement et scientifiquement reconnue du concept de « reliance ». Le premier rapport général de recherche, publié sous la responsabilité scientifique de Marcel Bolle De Bal et Nicole Delruelle et intitulé « Les aspirations de reliance sociale » (Bruxelles, Ministère de la Politique Scientifique, 1978) comprend six volumes :
-          vol. 1 : Reliance sociale, recherche sociale, action sociale (Marcel Bolle De Bal).
-          vol. 2 : Reliance sociale et grandes organisations (Nicole Delruelle et Robert Georges)
-          vol. 3 : Reliance sociale et chômage (Anny Poncin)
-          vol. 4 : Reliance sociale et enseignement (Anne Van Haecht)
-          vol. 5 : Reliance sociale et médecine (Madeleine Moulin)
-          vol. 6 : Reliance sociale, reliance psychologique et reliance psycho-sociale (Armelle Karnas et Martine Van Andruel).
(3) Cf. Edgar MORIN, Introduction à la pensée complexe, Paris, ESF, 1990.
(4) Raymond LEDRUT, in Bulletin de l’AISLF, n° 4, 1987, p. 135.
(5) Renaud SAINSAULIEU, in Bulletin de l’AISLF, n° 4, 1987, p. 138.
(6) Raymond LEDRUT, « L’analyse, critique du lien social : Nietzsche et la situation actuelle de l’anthropologie », in Bulletin de l’AISLF, n° 4, pp. 35-45. 
(7) Le contenu de ce message nous a été envoyé par l'auteur, que nous remercions. Il constitue la troisième partie d'un texte qui a déjà fait l'objet d'une publication: Bolle de Bal Marcel, Reliance, déliance, liance: émergence de trois notions sociologiques, in Sociétés 2003/2 (no 80), pp.99-131. Le solde du texte original suivra. Le titre et le chapeau sont de la rédaction.
(8) Pour suivre (sous réserve de modifications de dernières minutes): des messages consacrés
. à la reliance, à la déliance et à la liance (par Marcel Bolle de Bal),
. à la sociologie existentielle (par Marcel Bolle de Bal),

. au personnalisme (par Vincent Triest, Marcel Bolle de Bal...)....

1 commentaire:

  1. Bonjour,

    Voici ci-dessous les quelques activités du mois de mai.
    A côté des ateliers, une équipe de bénévoles -toujours ouverte- travaille régulièrement sur le terrain de Terre & Conscience.
    Bienvenue aux amateurs!
    Pour s'inscrire : claire@tetra-asbl.be
    En attendant d'avoir la joie de vous revoir ou de vous rencontrer, nous vous souhaitons un beau mois de mai.

    L'équipe de Terre & Conscience

    LES ATELIERS DU MOIS
    - Le potager de poche en carré -Natalie VAN WETTER- mardi 8 mai de 14h à17h -Le Potager- Approche ludique de l'écosystème dans un jardin -Gratuit pour les enfants- Muriel EMSENS et GRACE -14h-17h- Overijse
    - Les outils de l'intelligence collective - Comment fonctionner de façon harmonieuse et créatrice en groupe? Marine SIMON. 15 et 16 mai. Le Potager
    - Cycle pratique autour du potager (permaculture,semis, repiquages, arrosages...) – Hermann PIRMEZ –lundi 21 mai de 10h à 13h– Le Potager

    LE VOYAGE DU MOIS
    Initiation à une approche sensible de la nature. Stéphane BOISTARD. 17-21 mai. Les Pyrénées


    INFOS ET RESERVATIONS : www.terreetconscience.org

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