jeudi 7 juin 2012

Invincibilité et fatalité de la solitude, fût-elle acceptée. A l'origine était la liance...

 
Après la reliance 
et la déliance, 
la liance.
Un troisième terme.
qui vient compléter 
le triangle conceptuel
de Marcel Bolle de Bal (1).
Troisième?
Oui.
Dans la présentation 
du moins.
Car chronologiquement,
cette notion sociologique
serait première. 
A l'origine, par conséquent, 
était la liance.
Celle-là même 
qui expliquerait 
que notre solitude, 
toute acceptée et partagée
qu'elle puisse être,
ne s'en avère pas moins 
irrémédiablement indépassable. 
Donc invincible. 
Et fatale. 

Marcel Bolle de Bal

La «liance».
D’où sort-elle?
Et quelle peut bien être sa signification épistémologique?

Le secret de la «liance»

C’est Jos Tontlinger qui a été le premier à noter (2) l’étonnante absence, dans mes premiers écrits, de la notion de «liance», probable ancêtre commun des termes «dé-liance» et «re-liance». 
Celui-là constitue logiquement la racine sémantique de ceux-ci.
Tant la «dé-liance» que la «re-liance» suggèrent l’existence d’un lien ancien (l’énigmatique «liance»), qui aurait été dé-fait et qu’il s’agirait de re-trouver afin de reconquérir la liance perdue (ou fantasmée), des actes de re-liance seraient posés, mus par un désir de re-liance, de surmonter les dé-liances subies…

Mais alors quel serait cet état antérieur, cette situation de pré-déliance, cette «liance» originaire? 
A cette question, Francine Gillot-de Vries, psychologue spécialiste du développement de l’enfant, apporte un début de réponse et ouvre un champ de réflexion potentiellement fécond lorsqu’elle évoque la «liance» (3) physique et psychique qui unit de façon «cet état de bien-être éprouvé dans le ventre maternel» qui va être interrompu au moment de la naissance, lors de cette première et brutale «dé-liance» physique et psychique, lors de cette sorte de «dé-ception», dialectiquement et dialogiquement liée à l’événement de la conception. 
La «liance», état du foetus fusionné et fusionnant avec la mère, croissance d’un être indistinct mais tendant à se distinguer, est donc bien à la fois physique et psychique: physique pour répondre aux lois de la biologie, psychique en ce qu’elle constitue un des traits spécifiques de la maternité. 
En avançant ainsi l’idée d’un état et d’un processus de «liance», la psychologie n’est-elle pas en mesure d’enrichir la théorie sociologique de la reliance? 
Ne pourrions-nous considérer qu’à l’inverse de la reliance définie par la création ou la recréation de liens sociaux médiatisés, la «liance», elle, concernerait essentiellement des liens humains immédiats, non médiatisés (ou médiatisés par l’une des composantes du lien lui-même: le corps de la mère, le cordon ombilical)? 
En d’autres termes: le corps maternel constituerait une structure de (re)-liance sans tiers médiateur. 
Sans doute d’aucuns seront-ils tentés de parler de reliance fusionnelle, expression non exempte des contradictions conceptuelles (dans la mesure où la reliance, dans une perspective normative, serait –telle est du moins ma conception– caractérisée par l’acceptation de la séparation, des différences de la solitudes… bref d’inévitables déliances): à cet égard, le terme «liance» paraît plus pertinent pour rendre compte de la réalité physique et psychique vécue durant la grossesse par la future mère et le futur enfant. 
Dans la foulée de cette expérience, la naissance ne peut manquer d’être éprouvée comme un double choc: la fin d’un monde et la création d’un nouveau monde, la sortie de l’existence intra-utérine et l’entrée dans la vie, l’adieu à la liance et l’expérience de la déliance. 
Double choc qui dès lors va nourrir la nostalgie des temps révolus, les permanentes quêtes de reliance enracinées dans ce vécu de dé-liance et le subséquent besoin de re-liance: toute la vie de l’individu n’est-elle pas marquée par le puissant désir de retrouver le paradis perdu de la liance originelle, par l’utopie de l’éternel retour à cette union symbiotique, par l’insatiable recherche de cette relation privilégiée à jamais enfuie (et enfouie) via une série de démarches conscientes et inconscientes, à travers le sexe, la religion, la nature, l’art, les drogues, la méditation, etc? 
L’union est rêvée comme béatitude, la séparation crainte comme menace. 
Et pourtant nous ne cessons de nous éloigner de l’une (la liance) pour affronter l’autre (la déliance). 
Le besoin de devenir un être distinct (dé-lié), libéré des liens qui ligotent, est aussi prégnant que le désir de fusionner à jamais (désir de liance… et donc de re-liance).

Partage des solitudes acceptées

L’apparition de cette nouvelle notion de «liance», en particulier sous l’impulsion de psychologues, suscite un fascinant écho lorsque nous écoutons les propos du sociologue et philosophe Edgar Morin (4)
Lui aussi fait spontanément appel à l’idée de «liance». 
Mais, fidèle à ses options épistémologiques, il est tenté de lui octroyer un sens métaphysico-cosmogonique: pour lui, cette notion évoque le vide primitif, une entité primordiale caractérisée par un état d’indifférenciation. 
Evoquant la Kabbale, («le retrait de Dieu amène la rupture des vases de perfection»), il nous rappelle qu’au début de celle-ci il est écrit: «Au commencement, Elohim sépara la lumière des ténèbres». 
Notre monde est donc bien marqué de l’origine par la rupture et la séparation… atavisme qui génère notre obscure aspiration à la «re-liance», à retrouver quelque chose non point identique, mais similaire à la «liance» originaire car le problème, selon lui, c’est l’union du séparé et de l’inséparable: «nous espérons retrouver quelque chose dont nous sommes maintenant séparés, mais qui nous rende inséparables… 
La reliance n’abolira pas la séparation, mais la transformera» .

En cela, les conceptions d’Edgar Morin rejoignent la définition normative de la reliance sociale telle que je l’ai formulée à plusieurs reprises : «le partage des solitudes acceptées, l’échange des différences respectées, la rencontre des valeurs assumées, la synergie des identités affirmées…». (5)(6)

Marcel Bolle de Bal

(1) Le (psycho)sociologue belge Marcel Bolle de Bal est professeur émérite de l'Université Libre de Bruxelles et président d'honneur de l'Association Internationale des Sociologues de Langue Française. Il a été consultant social (durant de nombreuses années), conseiller communal à Linkebeek, en périphérie bruxelloise (1965-1973, 1989-2000), lauréat du Prix Maurice van der Rest (1965). Il a signé plus de 200 articles et une vingtaine d'ouvrages, parmi lesquels...  
. Les doubles jeux de la participation. Rémunération, performance et culture, Presses Interuniversitaires Européennes, Bruxelles, 1990;
. Wegimont ou le château des relations humaines. Une expérience de formation psychosociologique à la gestion , Presses Interuniversitaires Européennes, Bruxelles, 1998;
.
Les Adieux d'un sociologue heureux. Traces d'un passage, Paris, l'Harmattan, 1999;
. Le Sportif et le Sociologue. Sport, Individu et Société, (avec Dominique Vésir), Paris, l'Harmattan, 2001;
. Surréaliste et paradoxale Belgique. Mémoires politiques d'un sociologue engagé, immigré chez soi et malgré soi, Paris, l'Harmattan, 2003;
. Un sociologue dans la cité. Chroniques sur le Vif et propos Express, Paris, l'Harmattan, 2004;
. Le travail, une valeur à réhabiliter. Cinq écrits sociologiques et philosophiques inédits, Bruxelles, Labor, 2005;
. Au-delà de Dieu. Profession de foi d'un athée lucide et serein, Bruxelles,Ed. Luc Pire, 2007;
. Le croyant et le mécréant. Sens, reliances, transcendances" (avec Vincent Hanssens), Bierges, Ed. Mols, 2008.  
(2) Jos TONTLINGER, « Du côté de la psychanalyse : reliance, déliance, liance, ou la vie secrète d’un concept original et originaire“, in Marcel BOLLE DE BAL (ed.), Voyages au cœur des sciences humaines, op. cit., t. 1, pp. 189-195.
(3) Francine GILLOT-de VRIES, « Du côté de la psychologie : reliance et déliance au cœur du processus d’individuation », in Marcel BOLLE DE BAL (ed.), op. cit., tome 1, pp. 181-188.
(4) Edgar MORIN, « Vers une théorie de la reliance généralisée ? », in Marcel BOLLE DE BAL (ed.), op. cit., tome 1, pp. 315-326.
(5) Le contenu de ce message nous a été envoyé par l'auteur, que nous remercions. Il constitue la neuvième partie d'un texte qui a déjà fait l'objet d'une publication: Bolle de Bal Marcel, Reliance, déliance, liance: émergence de trois notions sociologiques, in Sociétés 2003/2 (no 80), pp.99-131. Le solde du texte original suivra. Le titre et le chapeau sont de la rédaction.
(6) Pour suivre (sous réserve de modifications de dernières minutes): des messages consacrés
. à la reliance, à la médiance et aux interstances (par Marcel Bolle de Bal),
. à la sociologie existentielle (par Marcel Bolle de Bal),
. au personnalisme (par Vincent Triest, Marcel Bolle de Bal...).

Repères bibliographiques

Ouvrages

Nombreux sont les ouvrages traitant de divers aspects de la reliance. Le lecteur intéressé trouvera une liste de ceux-ci à la fin du deuxième tome du livre le plus complet publié sur la question :

Marcel BOLLE DE BAL (ed.), Voyages au cœur de sciences humaines. De la reliance, Paris, L’Harmattan, 1996. Avec notamment des contributions de René Barbier, Geneviève Dahan-Seltzer, Eugène Enriquez, Alain Eraly, Franco Ferrarotti, Vincent de Gaulejac, Francine Gillot-de Vries, Salvador Giner, Véronique Guenne, Vincent Hanssens, Monique Hirschhorn, Françoise Leclercq, Michel Maffesoli, Carlo Mongardini, Edgar Morin, Max Pages, René Passet, Guy Rocher, Renaud Sainsaulieu, Marc-Henri Soulet, Evelyne Sullerot, György Szell, Gabriel Thoveron, Liliane Voyé.

Le premier livre consacré à cette notion a été : Marcel BOLLE DE BAL, La tentation communautaire. Les paradoxes de la reliance et de la contre-culture, Bruxelles, Edit. de l’Université de Bruxelles, 1985.

Parmi ceux traitant spécifiquement des thèmes de la reliance, on retiendra plus particulièrement, en plus de ceux cités en cours d’article.

Jean-Louis DARMS et Jean LALOUP, Interstances, communiquer à contre-sens, Louvain-la- Neuve, Cabay, 1983.
Michel MAFFESOLI, Au creux des apparences. Pour une éthique de l’esthétique, Paris, Plon, 1990.
Michel MAFFESOLI, La transfiguration du politique. La tribalisation du monde, Paris, Grasset, 1992.
Michel MAFFESOLI, La contemplation du monde. Figures du style communautaire, Paris, Grasset, 1993.
Edgar MORIN, Terre-Patrie, Paris, Seuil, 1993.
Edgar MORIN, Mes démons, Paris, Stock, 1994.
Edgar MORIN, Reliances, La Tour d’Aigues, Ed. de l’Aube, 2000
Renaud SAINSAULIEU, Des sociétés en mouvement. La ressource des institutions intermédiaires, Paris, Desclée de Brouwer, 2001
Evelyne SULLEROT, Pour le meilleur et sans le pire, Paris, Fayard, 1984.
Gabriel THOVERON, Radio et télévision dans la vie quotidienne, Bruxelles, Ed. de l’Institut de Sociologie de l’ULB, 1970.


Articles de l’auteur

Ce thème a été développé en ses diverses dimensions dans une cinquantaine d’articles. Ne seront repris ici que les plus significatifs d’entre eux.

« Nouvelles alliances et reliance : deux enjeux stratégiques de la recherche-action », Revue de l’Institut de Sociologie, 1981/3, pp. 573_587.
« Reliance : Connexions et sens », Connexions, 1981,n°33, pp. 9-36.
« Société éclatée et nouveau travail social », Revue Française de Service Social », 1984, n°141-142, pp. 43-57.
« Dédramatiser l’informatique : formation et stratégie de reliance », Bulletin de l’IDATE, Montpellier, mai 1986, pp. 155 ;160.
« Aspirations au travail et expérience du chômage : crise, déliance et paradoxes », Revue Suisse de Sociologie, 1987/1, pp. 63-83.
« Au cœur du temple : une expérience de reliance ou la tribu retrouvée », Sociétés, 1989/9, pp.11-13.
« La reliance ou la médiatisation du lien social : la dimension sociologique d’un concept-charnière », in Le lien social, ( Actes du XIIIe Congrès de l’AISLF ) , Genève, Université de Genève, 1989, pp. 598-611.
« Devoir-vieillir et vouloir-devenir », Revue Internationale d’Action Communautaire, Montréal, 1990, n°23/63, pp. 47-55.
« De l’esthétique sociale à la sociologie existentielle : sous le signe de la reliance », Sociétés, 1992, n°36, pp. 169-178.
« Maffesoli le réenchanteur : du creux des apparences au cœur des reliances » Cahiers de l’Imaginaire, 1992, n°8, pp. 143-156.
« La reliance : enjeu crucial pour le travail social », i Marc-Henry Soulet (ed.), Essai de définition théorique d’un problème social contemporain,, Fribourg ( Suisse ), 1994, pp.41-57.
« Pour une psychosociologie du syndicalisme », Revue Internationale de Psychosociologie, 1996, n°4, vol.III, pp. 151-162.
« La consultance sociologique et socianalytique », in Claude Beauchamp (ed.), Démocratie, culture et développement en Afrique Noire , Paris , l’Harmattan, 1997, pp. 299-308.
« Reliance, Médiance, Interstances : le R.M.I. de l’hypermodernité, Les Cahiers de l’Imaginaire, n° 14-15, ( Martine Xiberras ed.) , 1997, pp. 119-126.
« Transaction et reliance. La rencontre de deux concepts complémentaires », in M.F.Freynet, M.Blanc et G.Pineau (eds.), Les transactions aux frontières du social, Lyon, Chronique Sociale, 1998, pp.43-55.
« Déliance, reliance, alternance : de la complexité initiatique ou de l’initiation à l’hyper-complexité », in Pierrette Lhez, Dominique Millet et Bernard Séguier (eds.), Alternance et complexité en formation. Education, Santé, Travail social, Paris, Ed. Seli Arslan, 2001, pp. 149-157.

Pour être partiellement complet, il convient de citer d'autres ouvrages de l’auteur dans lequel le lecteur intéressé pourra trouver maintes analyses articulées autour des notions de reliance et de déliance:

Wégimont ou le château des relations humaines . Une expérience de formation psychosociologique à la gestion ( un séminaire de sensibilisation aux reliances), Bruxelles , Presses Interuniversitaires Européennes (PIE), 1998.
La Franc-Maçonnerie, porte du devenir. Un laboratoires de reliances, Paris, Detrad, 1998.
Les adieux d’un sociologue heureux. Traces d’un passage, Paris, L’Harmattan, 1999 ;
Le sportif et le sociologue. Sport, individu et société, Paris, L’Harmattan, 2000 ( avec Dominique Vésir)

Thèses et mémoires ayant la reliance comme concept de base

Bernard de BECKER, Croyance et reliance. Le cas du New Age, Université Catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, 1996.
Marie-France FREYNET, Exclusion et lien social. Eléments pour une approche des médiations du travail social, Université de Tours, Sciences de l’Education, 1992.
Marie-Pierre GAYERIE, Dynamique de la reliance sociale. Approches sur quelques formes personnelles de la socialité chez les jeunes, Paris, Université de Paris V, Sorbonne, 1992.
Jean-Louis LE GRAND, Etude d’une communauté à orientation thérapeutique. Histoire de vie de groupe, perspectives sociologiques, Paris, Université de Paris VIII, 1987.
Frédérique LERBET-SERENI, De la relation paradoxale au paradoxe de la relation. Le travail du versus. Contribution à une éthique de l’accompagnement, Université de Tours, 1997.
Jacqueline ROFESSART, De l’appropriation à la gestion des espaces de travail. Stratégies adaptatives au sein d’une organisation, Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, Faculté des Sciences Psychologiques et Pédagogiques, 1984.
Dominique VIOLET, Analogie et complexité, Université de Pau, 1999.

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